Writing / Ecrits
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Pir Vilayat Inayat Khan
“Rien ne vous empêche de devenir un être merveilleux.” Pir Vilayat fit une pause comme pour nous laisser le temps d’assimiler cette affirmation audacieuse puis reprit :
« Il faut renoncer à la notion qu’on se fait de soi-même, on ne sait pas qui on est. Posez-vous cette question : comment serais-je si je devenais ce que je voudrais être ? Vous ne pouvez pas tout accepter de votre environnement, il faut filtrer les informations et ne laisser entrer que ce qui est compatible avec votre moi profond. Mettez une zone de protection, placez des gardiens aux portes de la perception et rejetez les éléments qui sont indésirables. Pour chaque niveau d’identité il y a un mode de connaissance. »
Pir Vilayat s’arrêta de parler. Il regarda sa montre, il était midi. La première partie du séminaire se terminait. « Si vous voulez aller au restaurant, il vaut mieux y aller tôt. » nous dit-il. Des rires éclatèrent dans la salle. Il rassembla les plis de sa longue cape de laine beige sur son habit de lin blanc cassé et se leva avec lenteur et majesté pour descendre de l’estrade aidé par sa secrétaire. La fluidité de la cape enveloppait son corps mince avec élégance ; ses beaux cheveux blancs qui auréolaient son visage de prophète bienveillant et qui retombaient sur ses épaules accentuaient la noblesse de son maintien. Son regard à la fois lointain et perçant balayait la salle avant de nous quitter comme pour nous remercier d’être venus. Je pris mon livre et mon cahier de notes et je sortis de l’Institut Catholique où le séminaire avait lieu, pour aller à la recherche d’un restaurant. C’était en 1992.
« Trouvez l’image authentique. Visualisez votre moi céleste. Nous sommes des anges déchus mais pas entièrement déchus parce qu’il reste en nous l‘enfant céleste. Nous pouvons retourner à l’état originel, il faut voir où nous avons dévié. Prenez conscience que votre corps participe dans une certaine mesure à la nature des étoiles, des planètes et des galaxies qui sont constamment en mouvement. Visualisez votre corps de chair qui est né de la poudre d’étoiles dans des temps immémoriaux…Le souvenir de la symphonie des sphères célestes et de la chorégraphie des corps célestes est inscrit dans les cellules mêmes de votre corps… On se construit par nos actes de glorification. C’est le sens du sacré qui nous élève. Veillez à l’accordage de votre âme, ne vous laissez pas aller à un accordage banal, l’émerveillement, la glorification sont la seule façon de maintenir cet accordage. Nous faisons le travail d’un sculpteur. Le corps céleste est fait d’une lumière non créée. On travaille sur une statue faite de lumière qu’on sculpte par l’accordage… »
Le visage levé vers le ciel, les yeux mi-clos, Pir nous expliquait comment travailler sur notre identité céleste pour qu’on puisse en faire une réalité. Le but des enseignements de Pir Vilayat était de nous faire prendre conscience de notre « héritage divin » comme il disait, nous faire comprendre qu’en réalité les hommes sont des êtres divins.
Pir Vilayat Inayat Khan était le fils ainé de Pir-O-Murshid Inayat Khan. Né à Londres en 1916, il fit des études universitaires en psychologie et en philosophie. Pendant la guerre il fut officier dans la marine anglaise et en 1956 succéda à son père à la tête de l’Ordre Soufi International.
Musicien, savant, lettré, Pir Vilayat avait fait aussi plusieurs retraites de méditation dans des endroits aussi différents que Montserrat, près de Barcelone, le Mont Athos et auprès de moines bouddhistes à Bodh-Gayâ. Il séjourna quelques années dans les grottes des Himalaya et à ce propos il aimait nous raconter sa rencontre avec le rishi qu’il était allé chercher dans ces montagnes. Pir venait tous les jours devant la grotte où vivait ce rishi et celui-ci ne sortait jamais de sa méditation. Au bout de quelques mois, le rishi qui était assis dans la neige lui demanda tout à coup : « Why have you come so far to see what you should be ? » [1]
Pir intégrait dans ses enseignements la pensée des physiciens actuels. L’ordre impliqué de David Bohm lui servait d’illustration pour expliquer le modèle différent de réalité devant lequel nous sommes lorsque nous voulons appréhender cet univers de participation qui est le nôtre. « …We are saying that the brain may function on something like this implicate order and manifesting in consciousness by memory. But there is an order beyond which is not manifest. This involves both space and time… let me propose that consciousness is basically in the implicate order, as is all matter, and that consciousness manifests in some explicate order.”[2]
“Ce que nous sommes en train de dire c’est que le cerveau fonctionne en quelque sorte comme cet ordre impliqué et se manifeste dans la conscience grâce à la mémoire. Mais au-delà, il existe un ordre qui n’est pas dans le manifesté. Ceci est vrai à la fois pour le temps et l’espace…ce que je suggère c’est que le mode de la conscience existe dans l’ordre impliqué, comme c’est le cas pour la matière, et que la conscience se manifeste sur le mode du manifesté. »
Il faudrait noter que David Bohm avait été très influencé par Khrisnamurti qui au cours de ses conférences et dans ses écrits démontrait inlassablement que notre mode de penser ordinaire déformait la réalité. La pensée intellectuelle ne peut fonctionner que dans le connu. Comment aller au delà de la pensée ? Comment se libérer de ce moi qui ne cesse de monologuer, de comparer, d’évaluer, de juger ?
Pir Vilayat nous parlait du saut quantique, que notre intellect devait effectuer, de ce saut périlleux qu’il fallait faire pour lâcher prise. « Ne vous identifiez pas à votre propre histoire » nous disait-il, « il faut mourir avant la mort, couper avec les anciens schémas. Nous sommes libres à tout moment de créer de nouveaux paradigmes, nous ne sommes pas obligés de subir le passé. » Ces mots prononcés par Henryk Skolimowski , professeur de philosophie à l’université du Michigan, au cours d’un colloque organisé par Jean Charon sur l’esprit et la science, expriment bien la teneur du message que Pir Vilayat voulait nous transmettre: « L’histoire de la pensée humaine est une histoire de libération. Tout comme nous nous libérons de vieilles contraintes, nous découvrons que le processus de libération n’est jamais fini. Nous nous sommes libérés des formes logiques, du déterminisme, de la notion de lois absolues. Nous avons construit un nouveau paradigme de compréhension définissant des notions comme l’ordre impliqué …Toute l’action de la pensée doit être perçue en terme révolutionnaire ; non pas comme une structure rigide mais comme une structure en évolution constante …nous sommes les instruments sur lesquels le cosmos joue et chante. Et nous sommes en même temps l’audience de la symphonie créée par le cosmos à l‘aide des instruments que nous sommes. »[3]
Pir Murshid rencontra la mère de Pir Vilayat en Californie au cours de son premier voyage en occident. « A la vue de Hazrat Inayat Khan, Alléa Margaret Hyatt reconnut celui qu’elle avait vu en rêve et considéra cela comme le signe qui scellait son destin. Ce fut le coup de foudre. Un amour profond et irrépressible.»[4]. La famille de Margaret s’opposait à ce mariage et lui cachait les lettres que Pir Murshid lui envoyait. Un jour elle en découvrit une avec son adresse ; elle abandonna tous ses biens pour le rejoindre à Londres où ils se marièrent en 1913. Elle devint Pirani Begum Amina Ora Ray Inayat Khan. Pir Murshid Hazrat Inayat Khan était issu d’une famille d’aristocrates de l’Inde du nord. Il appartenait à l’ordre Soufi Chishti de Ajmer. Il était venu en occident pour fonder l’Ordre Soufi International en 1910 à Suresnes. Murshid voyageait sans cesse. En 1925, avant de partir en Inde, il demanda à son épouse de confectionner une robe jaune pour le jeune Vilayat. Cela signifiait qu’il lui transmettait son héritage. Ora qui avait le pressentiment qu’elle ne reverrait plus son mari, était désespérée de le voir partir. Peu après, deux télégrammes arrivèrent, le premier pour annoncer que Pir Murshid était gravement malade, le second pour annoncer sa mort. La mère de Pir Vilayat tomba dans une grande dépression et resta alitée pendant douze ans ; elle ne sortit de son isolement que pour fuir Paris avec les enfants lorsque la guerre éclata. Pendant la guerre, alors que sa famille était à Londres, Noor, sœur ainée de Pir Vilayat, participa à la résistance en travaillant comme opératrice- radio, établissant des contacts codés entre les alliés et les résistants. Elle fut dénoncée et envoyée à Dachau où elle mourut d’une balle dans la nuque après avoir été torturée. Ora déjà terriblement éprouvée, ne survécut pas à cette nouvelle épreuve. Pir Vilayat ne terminait jamais un séminaire sans rendre hommage au dévouement et au courage de sa sœur. La torture de Noor s’était terminée à la mort de celle-ci mais celle de son frère ne s’était jamais arrêtée. Lorsqu’il parlait du pardon, il prenait en exemple les sévices que les nazis avaient infligés à leurs victimes, « est-il possible de pardonner ? » disait-il. Il ne répondait pas à sa propre question, il disait simplement avec un grand soupir de compassion : « Mon cœur est plus grand… » On se libère de la souffrance en s’élevant.
Pir Vilayat avait continué l’œuvre de son père en occident, à sa mort, son fils Pir Zia a pris sa succession à la tête de l’Ordre Soufi International. Il réside actuellement dans l’Etat de New York, The Abode, où il a fondé une école d’enseignement ésotérique et où il continue d’organiser les séminaires et les activités soufies. La mère de Pir Zia est également américaine. N’ayant pu avoir d’enfants de son épouse, Pir Vilayat demanda à Taj, une américaine soufie qui était sa compagne spirituelle d’être la mère de ses enfants. Durant les derniers mois de sa vie, Taj était venue à Suresnes pour rester au chevet de Pir. Avant de mourir Pir Vilayat lui avait demandé d’écrire ses propres pensées sur la méditation. Voici un extrait de leurs derniers échanges racontés par Taj.
« Un jour, Pir me dit qu’il aimerait écrire un article sur la méditation avec moi. Au début je ne le prenais pas au sérieux, je croyais qu’il voulait me donner une occupation pensant que rester assise à côté de son lit ne suffisait pas pour m’occuper…finalement je me mis à noter quelques pensées.
La pratique de la méditation peut nous aider à accomplir le but de notre vie : nous éveiller à notre nature divine et encore plus, nous aider à incarner et à vivre ce Mystère dans notre quotidien. Comme le dit Hazrat Inayat Khan, le message de notre époque est l’éveil de l’humanité à la divinité de l’être humain.
Dieu s’est fait homme afin que l’homme puisse devenir Dieu
……………………………………………………………………………………………… …….. La simple intention de méditer régulièrement contribue à déplacer l’ancrage de la vie de l’ego. Nous commençons à être fidèle à un centre plus vaste, plus profond. Au fur et à mesure que notre méditation devient plus profonde, nous apprenons à résider dans cet ancrage très profond de l’existence de Dieu. Cela signifie qu’on a déplacé notre point de vue de l’ego et qu’on l’a fait passer à un mode reposant sur le point de vue divin…Si nous acceptons de prendre cette voie et si nous nous donnons sans restriction à la divine opération, notre personnalité qui est le produit d’un historique, se dissout graduellement (mourir avant la mort) et nous devenons un temple pour que l’Etre Unique puisse vivre une vie humaine.
Je devais lui relire ce que j’avais écrit et il y réfléchissait. Son regard s’éclairait à certains moments comme lorsque je lui lisais la phrase « Dieu devient homme pour que l’homme puisse devenir dieu » J’ai dû lui lire cette partie de mon article au moins vingt fois, parfois presque en criant dans son oreille à cause de sa surdité. Je suis sure que les autres membres de la famille à Fazil Manzil devaient en avoir assez, mais lui ne semblait jamais fatigué de l’entendre… Je ressens tellement de tendresse maintenant quand je pense à ces moments. Je suis très reconnaissante d’avoir eu, dans ses derniers jours, même si les circonstances étaient aussi difficiles, la joie de partager nos pensées et nos expériences les plus profondes comme nous l’avions fait pendant 35 ans… »[5]
Taj Inayat vit aux Etats-Unis.
J’avais été guidée vers Pir Vilayat littéralement par la Lumière. En 1988, j’enseignais à l’université de Paris 1. Parmi mes étudiants il y avait un homme dont le regard clair témoignait d’une vie intérieure bien « nettoyée », c’était du moins la forte impression que je recevais de lui. Un jour je lui demandai d’où venait sa « lumière », il me répondit : « le soufisme ». Ayant déjà une bonne connaissance du soufisme iranien de par les splendides écrits d’Henri Corbin, je ne fus pas étonnée et je lui demandai l’adresse de ce jardin où Pir Vilayat dispensait ses enseignements. Dès lors, moi-même en quête de « lumière », je me rendis régulièrement à la rue des Tuileries à Suresnes pour recevoir les enseignements du Maître Soufi et deux ans plus tard je fus initiée dans l’Ordre Soufi.
Chaque année, Pir organisait une rencontre interreligieuse sur un thème précis. Les conférenciers invités représentaient les religions les plus connues telles le bouddhisme, le judaisme, l’Islam, le christianisme mais aussi des religions très anciennes comme celle des prêtres Mayas. Les discussions étaient animées, parfois passionnées et Pir réussissait toujours à raccorder les dissensions qui s’étaient révélées au cours des dialogues soit en trouvant un point commun important soit en dépassant les diatribes avec beaucoup d’humour. Il aimait par-dessus tout répondre au défi de « réconcilier les irréconciliables » comme il disait.
Tous les ans, au mois de juillet, avait lieu la cérémonie de la Fleur en commémoration de l’anniversaire de Pir Murshid. C’était une cérémonie émouvante durant laquelle Pir Vilayat rendait hommage à son père et à son œuvre. Le magnifique portrait de Pir Murshid était exposé au centre de la pièce où nous étions rassemblés pour écouter Pir. Ce jour là, était le seul jour de l’année, où nous pouvions le voir en tête à tête pendant quelques minutes. Il donnait à chacun de nous des « wazifas ». Cette cérémonie avait lieu dans le temple l’Universel au milieu du jardin. Le temple avait été conçu par Pir O Murshid qui en avait posé la première pierre en 1926. Il devait symboliser le temple de toutes les religions, l’endroit sacré où on célébrait les sept plus grandes religions du monde. « C’est un sanctuaire dédié à la réconciliation des religions pour la Paix…L’Universel nous invite à nous saisir de la liberté dont nous jouissons pour enrayer les souffrances des milliers de personnes sur la Planète, victimes de l’intolérance religieuse, à construire un monde nouveau dans la solidarité et l’union des forces de bonne volonté pour la Paix. »[6] L’Universel fut inauguré officiellement en 1992. La superficie du jardin ne permettant pas de grandes constructions, il se dressait entre la forme d’un dôme et celle d’une pyramide ; il était légèrement arrondi au sommet et ses côtés inclinés vers le sommet étaient transparents. Tel un magnolia en bouton, l’Universel était posé sur un plan d’eau circulaire dans lequel on mettait les fleurs que nous avions apportées en attendant que notre tour vienne. Pir Vilayat se tenait debout à l’entrée du temple et nous allions, un par un, nous présenter devant lui, une rose ou un lys à la main. Il plongeait son regard dans le nôtre et après quelques instants, il prononçait les noms des wazifas qui nous convenaient. Les wazifas sont les noms des attributs de Dieu qui sont utilisés comme « mantras » en quelque sorte pour développer en soi la qualité qui correspond à cet archétype. Ce sont des outils qui nous aident à nous sculpter nous-mêmes en permettant à nos potentialités de se développer et se manifester.
Même lorsqu’il fut gravement malade et dans une grande souffrance Pir Vilayat continuait à donner des séminaires. Le dernier auquel j’assistai était en 2003.
« Il faut vider sa conscience de tout contenu et s’identifier à la conscience cosmique… »
Le corps de Pir devenait de moins en moins visible sous sa longue tunique ocre qui était trop ample pour lui. Son profil émacié trahissait la maladie qui s’était emparée de sa vigueur, cependant il continuait à expliquer : « Le but est de créer un monde merveilleux avec des personnes merveilleuses, il faut détruire la notion fausse que l’on se fait de soi-même, il ne faut pas s’identifier à son histoire… » Ses beaux cheveux blancs qui descendaient avec grâce sur ses épaules, s’étaient clairsemés. « La conscience sans objet retourne à l’intelligence, il n’y a alors plus de dualité, je suis devenu le principe et mon intelligence est l’intelligence de l’univers, la lumière de mon aura est la lumière des étoiles, je suis la convergence des étoiles… »
Lorsque Pir eut fini de parler, il nous salua les mains jointes et nous le saluâmes en silence, la tête baissée puis nous nous levâmes pour l’accompagner de notre regard alors qu’il montait les marches de son jardin pour rentrer dans ses appartements. J’avais apporté une fleur au cas où la cérémonie de la Fleur aurait lieu, mais il n’en était pas question, Pir était bien trop éprouvé. Nous étions tous conscients que c’était peut être la dernière fois que nous voyions Pir parmi nous. Deux femmes derrière moi le regardaient partir, les larmes aux yeux ; je préférais penser à son humour, à sa façon de ne pas se prendre au sérieux. D’une très grande élégance vestimentaire, intellectuelle et spirituelle, il s’amusait parfois à faire des parenthèses espiègles qui nous surprenaient. Lorsque nous nous trouvions dans les plus hautes hypostases, là où il nous avait amenés après une ascension de plusieurs heures, tout à coup, il nous comparait à des éléphants au milieu de poules, car parait-il, les éléphants ont très peur des poules. Le contraste l’amusait beaucoup et il sautait sur sa chaise, secoué d’un rire irrépressible et contagieux.
A sa mort, cependant, le jardin de la rue des Tuileries semblait irrémédiablement vide, et je ne sus pas prendre de recul, je me mis à pleurer abondamment l’absence de cet être merveilleux qui nous avait fait la grâce de sa présence pendant tellement d’années. Mais au cours de la cérémonie d’adieu, alors que le corps de Pir reposait dans le petit temple de l’Universel, les paroles de Pir Zia me rappelèrent à la réalité, notre bien aimé Pir Vilayat n’était pas mort : « Au moment où nous pleurons la perte de sa présence physique, puissions-nous trouver la clarté intérieure et la force de nous souvenir de l’essence de son enseignement : l’âme est immortelle et son essence est Joie. C’est la mort qui meurt, la vie vit pour toujours. La signature de l’esprit inimitable de notre bien aimé Pir est gravée dans le ciel étoilé. »
Lorsque au cours de mes propres tribulations je me trouvai sans emploi et sans domicile fixe, je me répétais la phrase de Pir : « Rien ne vous empêche de devenir un être merveilleux » Cette possibilité de façonner ma personnalité, de pouvoir la mettre en accordage avec la programmation divine dans une liberté totale, m’était apparue comme la plus grande richesse qui soit, une richesse dont personne ne pouvait me déposséder et qui ne pouvait que s’accroitre.
Réclamer son héritage divin, découvrir la magnificence qui est latente en chacun de nous : « J’étais un trésor caché… » Pir nous ouvrait les portes de la Réalité de notre être qui était un monde enchanté si nous avions le courage de l’accepter.
Pir Vilayat Inayat Khan a transformé les vies de ceux qui le connaissaient. Il n’était pas un gourou, il était un sculpteur d’âmes. Il nous rappelait sans cesse à la réalité de la splendeur de notre âme et nous donnait les outils pour la percevoir tout en étant lui-même, l’exemple vivant de ce qu’était un être de Lumière.
1 Pourquoi viens-tu de si loin pour voir ce que tu devrais être ?
2 The Holographic Paradigm, Edited by Ken Wilber, Shamballa Publications, 1982
3 Imaginaire et Réalité, Colloque de Washington, Editions Albin Michel, 1985.
4 Ma Mère, Pir Vilayat Inayat Khan, L’Universel, été 1994
5 Rester en Contact # 137 Qu’est-ce que la méditation?
6 L’Universel : vers la réconciliation des religions pour la paix. Pir Vilayat Inayat Khan, été 1992.
Salamanca
Après 12 heures de trajet en train, j’arrivai en gare de Salamanque. Je n’avais supporté la longueur du voyage que grâce au pouvoir de la magie narrative d’Edith Wharton dans « The Custom of The Country » que j’avais acheté juste avant de partir. Ce roman m’avait tellement captivée que durant les sept heures du trajet effectué en Espagne je ne levai que très rarement la tête pour regarder le paysage, pensant que j’en aurais le temps à mon retour. J’avais raison. Fascinée par l’élégance de l’écriture et le récit trépidant de l’ascension sociale de Undine Spragg dont l ’égoïsme dévorant ne cessait de me rappeler celui d’ une autre arriviste, membre de ma famille, je fus consternée lorsque je constatai qu’une grossière erreur d’imprimerie avait interrompu la narration en omettant 4 chapitres avant la fin du roman. J’étais furieuse et terriblement frustrée de ne pas pouvoir déterminer si Ralph Marvell allait encore une fois être la victime de son épouse et si celle ci allait finalement rencontrer une limite à son ambition destructrice ou non. Mais assise dans un train qui faisait halte à tous les villages ( nous étions arrêtés à Cantapiedra), je ne pouvais contacter ni l’éditeur ni la librairie Gibert pour me plaindre et faire des réclamations. Ce fut avec beaucoup de peine que je passai des salons aux triples tentures de la société aristocratique new yorkaise des années 20 aux vestibules de la gare de Salamanque. Je me trouvais désorientée. La gare qui avait une atmosphère festive ressemblait plus à un lieux de rencontre qu’à un lieu de départ. On ne voyait ni guichets ni panneaux d’affichage ; l’accès aux quais n’était ménagé par aucun hall d’attente ; des magasins illuminés et des cafés à claire-voie accueillaient des promeneurs de tout âge qui déambulaient aussi paisiblement que s’ils avaient été dans un parc. Je pris un taxi, la chaleur était trop forte pour tirer ma valise. Il me laissa à l’entrée de la Rua Mayor ; j’étais toujours dans un état hébété. Les heures de lecture dans le train avaient brûlé mes yeux et accaparé mon mental. Je pénétrais dans la rue piétonne comme si je faisais irruption dans un salon privé, me sentant complètement étrangère au flot des promeneurs qui y déferlaient. Après avoir passé 12 heures continues à vivre en compagnie d’Undine Spragg, à la regarder choisir ses toilettes, la suivre dans sa loge d’opéra et plaindre son jeune mari trop romantique pour comprendre qu’elle lui jouait une immonde comédie, j’avais perdu le sens de ma propre réalité. La petite rue étroite et piétonne en plein centre de Salamanque, semblait prolonger l’espace des appartements privés situés au dessus, dont celui où habitait Javier. Les restaurants avaient disposé leurs tables au milieu, tout au long, et les touristes passaient de chaque côté pendant que d’autres, assis sous les parasols, commandaient leur repas. Des châles brodés étaient suspendus à côté des devantures remplies de poignards et d’ épées aux poignées en or de Tolède avec quelques éventails peints à la main. Des dizaines de jambons pendaient au plafond dans les charcuteries qui annonçaient sur des placards toute la gamme des produits locaux. Traînant ma valise derrière moi, j’arrivai à l’immeuble de Javier qui m’attendait sur le palier avec un grand sourire. L’ accueil de Javier et Rocio fut très chaleureux. Le lendemain ils partaient à Edinburgh. Je passai 3 jours seule à Salamanca durant lesquels je me promenai et mangeai des kilos de pêches de vigne.
Depuis que j’avais lu la description de Salamanca par Unamuno en classe de 4 e, je m’étais promis qu’un jour j’irais voir les pierres d’or tendre de cette ancienne ville universitaire, la première et la plus réputée d’Espagne. N’ayant pas relu Unamuno depuis, les pierres de Salamanque étaient restées enfouies dans ma mémoire littéraire, illuminées uniquement par le soleil intérieur du style de l’auteur. La Casa de la Conchas, dont le nom évoquait à la fois le centre de Salamanque et mon introduction à l’espagnol, monument le mieux préservé de mes souvenirs de classe, se trouvait juste au coin de la rue ; l’université était en face, et du balcon je pouvais voir l’immense silhouette de la cathédrale tout au bout de la Rua Mayor. J’avais tout le “Salamanca ‘ de Unamuno pour moi toute seule. Ses pierres étaient encore plus belles que la trace indélébile gravée dans mon cœur par le style de l’écrivain. Durant trois jours, je marchai dans le soleil du matin jusqu’au soir, visitant les églises, les couvents, les chapelles, les abbayes, et tous les édifices qui composaient l’histoire culturelle de la ville historique. Le deuxième jour, je regardai les murs de ces bâtiments de l’extérieur pour y recueillir les effets du temps et du soleil. J’allai contempler, du haut d’une balustrade, le fleuve aux rives vertes , “el rio Tormes », et je me demandai si c’était à Salamanque que Lazarillo avait vécu ses aventures. Le troisième jour, je découvris la ville moderne. La plupart des rues piétonnes semblaient être le lieu principal de rencontre pour tous les habitants. Une foule continue y circulait pour le seul plaisir de se promener. Les couples se tenant par la taille ou par le bras, suivant leur âge, étaient souvent accompagnés par d’autres membres de la famille, enfants ou adultes, dont les rapports affectifs harmonieux et joyeux me rappelaient une qualité de la vie familiale que je pensais à jamais perdue. Vers la fin de l’après-midi, je rentrai pour me reposer et me désaltérer. Un verre de jus de « melocoton » à la main, je me dirigeais vers le salon lorsque j’eus l’impression d’avoir une vision : une lumière rose dorée, dont la présence très dense emplissait l’espace de la rue me fit pousser un cri. Je me précipitai au balcon et je fus stupéfaite. Le soleil couchant avait déversé sur la ville une abondance de pépites d’or rose qui enveloppaient les promeneurs du soir d’une aura d’irréalité magique . Debout sur le balcon, je contemplais, émerveillée, les habitants se mouvoir dans un courant de lumière douce, onctueuse et chaleureuse qui leur conférait un statut féerique. Ils baignaient dans la grâce d’une couleur divine sans et ne s’en rendaient pas compte.
Je voulus moi aussi bénéficier de cette splendeur inattendue et je descendis dans la rue pour y être transformée comme tous ceux qui y évoluaient, inconscients de la richesse dont ils venaient d’être investis. Je suivis la foule jusqu'à la Plaza Mayor et là, sous les arcades, je restai figée sur place par la beauté silencieuse du drame qui se jouait sur les façades . La Plaza Mayor, construite au 17 e siècle pour servir de place de marché et de commerce, est un chef d’ œuvre de l’architecture classique et fait partie du patrimoine mondial. De vastes arcades sous lesquelles s’abritent les magasins délimitent l’immense espace rectangulaire de la place qui est entièrement dénué d’arbres et de décorations. La place est fermée par quatre façades avec trois étages de rangées de fenêtres militairement semblables. Chaque rangée est soulignée par un balcon continu en fer forgé très fin qui contribue à lui donner un air de décor de théâtre . La pierre uniformément ocre et les volets peints de la même couleur sur les quatre côtés de la place , l’absence complète de plantes ou d’ornements qui pourraient différencier les fenêtres, donnent une apparence factice à ces façades. Elles semblent être là uniquement pour le plaisir visuel des touristes qui remplissent les cafés sous les arcades. Je demeurai debout dans un angle de la place, regardant de tous cotés pour déceler un signe de vie personnelle derrière l’une des fenêtres, essayant d’imaginer la sensation que pouvait produire cet endroit sur l’un de ses habitants. Avaient-ils l’impression d’être les acteurs principaux de ce théâtre grandeur nature, ou bien était-ce le contraire, se sentaient-ils les spectateurs de ce drame continu qui se tissait et se défaisait sans cesse sous leur fenêtre ? Ou bien étions-nous tous acteurs nous regardant les uns les autres jouer notre rôle éphémère avec le ciel comme seul témoin ? Car à ce moment du jour l’héroine de la pièce était incontestablement la lumière. Le ciel bleu opale se reflétait sur les vitres de la façade ouest, à des hauteurs inégales. Celles-ci renvoyaient des flaques de bleu céleste à coté d’éclairs flamboyants de rose, de feu ou d’argent suivant la hauteur des carreaux et l’angle qu’ils formaient avec l’horizon. Les derniers rayons de soleil jouaient sur le verre poli comme sur les touches d’un instrument silencieux, accomplissant une symphonie d’éclats lumineux et colorés dont la beauté était d’autant plus précieuse qu’elle ne durait que quelques instants. Et je restais là, immobile et comblée à regarder s’éteindre le spectacle sur les murs anciens sans me préoccuper du va et vient incessant des humains qui traversaient cette place à dimension intemporelle et qui ne regardaient pas plus haut que le niveau des vitrines. J’étais heureuse d’être seule au milieu de ce fourmillement d’hommes, de femmes et d’enfants, libre d’entretenir un dialogue muet avec le ciel par l’intermédiaire de la pierre tendre et du verre lumineux. Je n’avais pas à justifier ma contemplation à qui que ce soit qui serait impatient comme dans la scène dont j’ avais été témoin le jour précédent. – Mais Françoise ! nous sommes venus pour ça ! disait plaintivement un touriste français à sa compagne qui lui reprochait de s’attarder sous chaque coupole rencontrée. Ils marchaient , elle devant, lui derrière, chacun un obstacle pour le plaisir de l’autre. Ils longeaient les murs d’une des anciennes facultés, et « Françoise » devançait son compagnon de quelques mètres car elle avait hâte de rentrer à l’hôtel. Elle était visiblement excédée par l’excès d’enthousiasme et de temps qu’il vouait aux pierres de Salamanque. – Mais Françoise, nous sommes venus pour ça,” répétait-il, « Françoise ! il est six heures, nous avons jusqu'à 11 heures du soir ! “ Et je mesurais l’étendue de mon bonheur qui à ce moment égalait celle de ma liberté car je n’avais aucune limite au temps que je voulais passer sous les coupoles ou dans les arcades, ou devant les statues, ou ailleurs dans la ville. J’étais entièrement libre de disposer de mon temps comme je le voulais. C’est ce que je fis encore une fois le dernier soir . La nuit tombée, je me dirigeai vers la cathédrale et là, ce fut une autre surprise tout à fait différente qui m’arrêta pendant un très long moment. De jour, la cathédrale apparaît immense, de nuit elle semble encore plus gigantesque. Il n’y a pas en France une proportion équivalente pour un tel édifice. Notre Dame serait avalée en deux bouchées par la nouvelle cathédrale de Salamanque qui date du 16 e siècle. Lorsque je levai les yeux vers ses toits je m’aperçus avec étonnement qu’elle était habitée. L’échine de la cathédrale ponctuée d’une vingtaine de flèches était investie par les cigognes. Chaque flèche était occupée par l’une d’elles. Silencieuses et droites, tout en haut , sur la boule de pierre, elles veillaient , chacune sur sa tour, comme de scrupuleuses sentinelles, placées à intervalles réguliers. Les grands oiseaux se tenaient debout, immobiles, le bec dans la même direction. Ils faisaient face au vent, afin qu ‘il ne les déstabilise , ni ne retrousse leur plumage.
Je me trouvais à 80 mètres au dessous des cigognes, bouche bée, me sentant minuscule. Les manteaux des saints qui ornaient les flancs de la cathédrale, étaient blanchis par les excréments et leurs épaules servaient de support aux branches des nids qu’elles avaient construits entre leurs têtes. Je restais longtemps, le cou tendu vers le ciel, à contempler la majesté et la dignité des nouvelles gardiennes de la ville dont les silhouettes insolites se détachaient sur le ciel étoilé.
Le matin j’étais réveillée par le claquement de leur bec.
Au retour, la vie mondaine de New York avait complètement disparu de mon horizon mental et je passai tout le trajet à regarder la campagne que je n’avais pas vue à l’aller, habitée par une nouvelle splendeur.
Springtime in South Carolina.
In South Carolina, the light itself bears the promise of Spring. A long time before the bushes that border the houses turn into brightly colored hedges, space is suffused with the richness of a thick, golden fragrant light.
By mid-February, azaleas open the inauguration of the Spring festivities whose magnificence will entirely be displayed only in April. Day by day, the dull green hedges open up into graceful pristine blossoms whose colors rival in shades and creativity. Where nature seemed to have lacked imagination, virginal white, fiery orange, voluptuous carmine and sophisticated purple are lavishly bursting forth. One is all the more amazed by its diversity as nothing, in wintertime, prefigured the achievement of such luxury.
Once the exuberance of the luminescent bushes has spread out throughout the whole town at street level, a vertical dimension blossoms down as a supreme glorification. Streams of mauve wisterias gush down from the tops of dark acacias. The streets are filled with breaths of sweet and gentle fragrance that bespeak of a heavenly life on earth. Light and scent blend surrounding the city dwellers with a gentle golden light. Shacks whose decrepit frames are set on rickety stilts grounded in sand, are revived in the blue silence of Spring. In a vacant lot, a tall, isolated magnolia sends forth a rich flow of perfume from the core of its flowers that create a field of splendor in which the luxuriance of their white petals is enhanced by that of their oval, dark, shiny leaves.
In April, the thin, dark, elegant dogwoods unfold their snow like flowers into fine and delicate lace umbrellas that hover above the asphalt like so many angels rejoicing, bearing the message of the victory of the Resurrection.
In May, the flowers that are already exhausted from their Spring festivities, become saturated with sunshine and are heavy with perfume. Like young maids who had overlooked time at the ball and suddenly dash off the dance floor, they start fading out in disarray. Around the gardens, the hedges turn back to an ordinary green colour with here and there some scattered petals, last confetti left from Carnival festivities. Heat intensifies, Summer settles in the streets. Houses close up and while the light of the day ripens against the brick walls, the city sheds its colours and puts on a new thick luxuriant vegetation.
Le printemps en Caroline du sud
En Caroline du sud, la lumière porte à elle seule, toute la promesse du printemps. Bien avant que les buissons qui entourent les maisons ne se transforment en bordures éclatantes de couleur, onctueuse, dorée et parfumée, la lumière pénètre tout l’espace de sa richesse.
A la mi-février, les azalées commencent l’inauguration de la fête printanière qui attendra juqu’au mois d’avril pour déployer toute sa splendeur. Peu à peu, le vert monotone des fusains s’ouvre en corolles gracieuses et virginales qui rivalisent d’invention pour la nouveauté des teintes. Là où la nature semblait avoir renoncé à son imagination, se révèle une profusion de blanc nivéal, d’orange de feu, de carmin voluptueux et violet sophistiqué dont la variété surprend d’autant plus que rien, pendant l’hiver, n’avait laissé prévoir la préparation de tant de luxe. Une fois que l’allégresse des buissons lumineux a contaminé toute la ville et que la floraison s’est déployée horizontalement, le printemps ajoute la dimension verticale comme suprême bénédiction. Du haut des troncs noirs des acacias, tombent en cascades mauves des ruisseaux de glycines. Des flots de parfums tendres et sucrés se répandent dans les rues, reliant la terre au ciel. Tel un baume enchanteur, la lumière et le parfum se confondent, enveloppant le promeneur d’or et de douceur. Les taudis, dont les pilotis posés à même le sable, semblent à peine soutenir la carcasse branlante, sont transfigurés dans le silence bleu. Dans un terrain vague, un magnolia, vaste et solitaire, répand de chacune de ses fleurs, un bonheur d’effluves qui le lient à son champ de splendeur, l’opulence de leurs pétales étant rehaussée par celle des feuilles ovales, sombres et lustrées.
Au mois d’avril, les cornouillers au tronc noir et élégant, déplissent leurs fleurs blanches en ombrelles fines et délicates, suspendues au bord des rues comme autant d’anges venus annoncer la résurrection du Christ. Au mois de mai, l’air saturé de parfums et de chaleur alourdit les fleurs fatiguées de leurs excès printaniers. Elles s’étiolent en désordre comme des jeunes filles attardées à un bal qui, affolées par l’heure tardive, le quittent précipitamment. Les frondaisons bordant les jardins, reprennent leur vert ordinaire avec comme seul vestige de la fête, les pétales dispersés comme le sont les confetti lorsque le Carnaval est terminé . La chaleur devient plus intense, l’été s’installe dans les rues. Les maisons ferment leurs portes et fenêtres, et pendant que la clarté du jour mûrit contre les murs de brique, la ville perd ses couleurs pour une verdure épaisse et luxuriante.
Une journée à Combray
20 février 2000
Cela faisait plusieurs jours que j’avais l’intention de retourner à Illiers. La première fois que j’y étais allée, il y a à peu près dix ans, je ne l’avais vu que très superficiellement. Cette fois-ci j’avais rendez-vous avec Marcel Proust lui-même. C’était lui qui avait réveillé ma ferveur au cours de l’exposition d’objets lui ayant appartenu, organisée par la Bibliothèque Nationale. Ces reliques offraient peu d’intérêt en dehors de la lecture du texte qui leur avait donné vie, mais la citation que je connaissais si bien et qui avait été la seule source de lumière pendant mes années de souffrance : « La vraie vie, la seule vie, c’est la littérature. » Cette phrase reproduite en caractères immenses sur une banderole suspendue au plafond de la salle d’exposition, cette affirmation réveillait en moi la vocation à laquelle j’avais toujours été fidèle, et que j’avais dû mettre de côté par nécessité lorsque je fus engagée pour enseigner l’anglais juridique. Juxtaposée à la photographie grandeur nature de Proust pris de profil, le torse bombé , les pouces sous ses bretelles, cette phrase était plus qu’un appel, elle était une injonction. Tout ce que j’avais vécu, mes plus grandes épreuves auraient été inutiles, je le savais, si je ne les extrayais du magmas informe des malentendus, pour les polir, les tailler, en faire scintiller toutes les différentes facettes, et les insérer en motifs éclairants sur le fond de la trame qui tissait la toile de ma vie. C’était cela la Littérature. A la sortie de cette exposition j’eus le sentiment d’avoir retrouvé une très grande amitié et je décidai d’aller retrouver Marcel Proust à Illiers-Combray. Plusieurs fois, je choisis le lendemain pour faire ce voyage qui n’était que d’une journée. Chaque fois je le remettais à plus tard. Samedi, durant la nuit du 19 février, un de mes rêves m’y transporta. J’étais à Illiers. Au milieu de la place du village, je me trouvais sous des arbres dont la couronne était tellement touffue et dense qu’ils ne me permettaient pas de voir le ciel, mais ils avaient ceci de particulier, il émanait d’eux une aura, une atmosphère, comme une zone invisible qui agissait si fort dans le sens du bonheur que, tout à fait consciente de devoir ce bienfait à Proust, je le remerciai à haute voix : « Merci M. Proust ». Cette sensation, toujours présente à l’état d’éveil, de se trouver sous une protection intelligente et active, était un tel bonheur que le lendemain je pris le train pour Illiers. C’est ainsi que dès mon arrivée j’allai directement à la petite église allumer un cierge pour communiquer à Marcel Proust la réitération de ma gratitude. L’église dont le plus grand charme était son plafond polychrome, était très froide et je n’y restai que le temps de constater que les vitraux étaient neufs, les originaux ayant été détruits pendant la guerre ; je ne pouvais donc pas retrouver « la trame de leur douce tapisserie de verre » ni le « mouvant et précieux incendie » qu’allumaient les rayons de soleil, lorsque le jeune narrateur assistait à la messe.
J’étais presque seule dans le village et sans savoir dans quelle direction aller je voyais, telle Alice aux pays des Merveilles, les signes surgir devant moi au moment où j’en avais besoin. « Maison du Docteur Hadrien Proust », « Le Pré Catelan », « Maison de Tante Léonie ».
Le portail était ouvert sur un jardin intime aux plates-bandes bien tracées, au fond, une maison, archétype de la maison parentale. Rassurante par la simplicité de la disposition de ses fenêtres, trois au premier étage, deux au rez-de-chaussée, la porte d’entrée au milieu, elle était ce jour là illuminée par un grand soleil. Le long du jardin, du côté droit, la serre qui avait abrité les orangers de l’oncle Octave et les sièges en rotin que Françoise rentrait les jours de pluie. Une frise de céramique colorée encadrait les trois grandes fenêtres leur donnant un air faussement méditerranéen. J’étais ravie de me trouver seule en tête à tête avec celui qui m’avait appris que le sublime existe en toute chose. Je contemplais cette maison aujourd’hui musée, qui avait été témoin des activités d’une famille très aisée, mais dont les détails n’auraient jamais été connus, si parmi eux il n’y avait eu un être d’une sensibilité et d’une intelligence exceptionnelles.
Ayant entrepris ce voyage sous l’effet de mon rêve, je ne savais plus si j’étais dans un autre rêve ou dans un village à vingt kilomètres de Chartres. Je passais d’une zone enchantée à un autre. Sortant de ma contemplation de la maison de Tante Léonie, (« C’est ainsi que pendant longtemps quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux découpé au milieu d’indistinctes ténèbres… »)J’aperçus une lumière à l’intérieur d’un bâtiment adjacent, à gauche du jardin. J’entrai. Une jeune femme m’accueillit chaleureusement, comme si elle s’était attendue à ma visite. De quelle hypostase venait-elle ? Faisait-elle partie de cette réalité intangible de poésie qui imprégnait tout objet dans cet endroit semi-réel ? Pendant qu ‘elle me faisait un café pour me réchauffer, je lui parlais de la nécessité de lire l’œuvre de Proust avec lenteur. « C’est un contemplatif, il faut être disponible pour contempler ses phrases. » Le tour guidé de la maison de Tante Léonie venait de terminer et la personne qui faisait office de guide vint chercher les visiteurs suivants. Je continuai la conversation avec elle et lorsqu’elle entendit que j’avais écrit une thèse sur Proust, elle me fit devenir membre de l’Association des Amis de Proust, m’enjoignit de lui envoyer des articles pour le Bulletin suivant et me fit promettre de revenir au printemps pour participer au pèlerinage des Aubépines qui consistait à refaire la promenade du jeune narrateur en lisant les passages concernant les aubépines devant les vrais buissons d’aubépines. Cette dernière idée me paressait tout à fait incongrue et contraire au sens même de l’œuvre de Proust. Les autorités proustiennes qui viennent du monde entier et qui reprennent la lectrice si elle ne prend pas sa respiration aux bonnes virgules, ne peuvent ignorer ce qui constitue le fondement même de l’art de Proust : une profonde et magistrale étude de la perception. Toute perception est incomplète si on n’en restitue pas sa partie invisible : « Toute impression est double, à demi-engainée dans l’objet, prolongée en nous même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est à dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir… Ainsi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissant inutiles et insatisfaits, comme les célibataires de l’Art ! »
Je ne dis rien, payai la cotisation et promis d’envoyer sinon ma thèse du moins un extrait pour le bulletin suivant. Au cours de la visite, la jeune femme qui servait de guide adressait tous ses commentaires dans ma direction comme si les autres visiteurs ne pouvaient comprendre la langue qu’elle parlait. Je pénétrais dans les pièces avec la douce sensation que c’était Proust en personne qui m’avait invitée chez lui. La cuisine était celle qui était la plus vivante car les objets avaient été actifs entre les mains de Françoise et avaient joué des rôles importants dans les repas de famille. Je voulus prendre une photo de la cafetière mais toute photo était interdite. Le budget de l’Association des Amis de Proust était tellement serré qu’on ne pouvait permettre aux touristes de leur voler les quelques sous qu’ils pourraient dépenser en cartes postales. Car si Marcel Proust est un monument littéraire dont la silhouette est perçue du fin fond de la planète, il est pour le français moyen si insignifiant, que la SNCF avait supprimé le dernier train partant d’Illiers, le jour même où le pèlerinage des aubépines avait eu lieu, sans même en avertir la population locale, ce qui créa un branle-bas sans précédent pour tout un groupe de grands pontes littéraires qui n’avaient ce soir-là aucun moyen de rentrer dans leur hôtel parisien.
Dans la chambre de Tante Léonie on avait gardé sa commode en citronnier et sa table de chevet sur laquelle on avait placé ses livres de messe et sa pepsine. Le couvre-lit dont « l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée » lui avait donné une vie particulière, n’était en réalité qu’un banal édredon. Mais ce qui m’intéressait n’était pas tant de voir les objets physiques parmi lesquels Proust avait vécu , que la distance poétique, la dimension créatrice qui avait fait de ces morceaux de tissus, de ces carrés d’espace et de ces fauteuils mornes et ternes des êtres vivants et volontaires qui avaient eu presque autant d’importance dans la vie du narrateur que les invités qui le privaient le soir de la présence de sa mère. Je me rendais compte que c’était parce que je m’étais bien installée dans l’œuvre pendant des années que je pouvais supporter sans chagrin de voir des meubles petits, ordinaires et même parfois repoussants, comme la commode Napoléon III qui avait appartenu à sa mère , meubler une maison dont la dimension imaginaire échappait à toute forme de quotidien.
Car tout ce que je voyais n’était que matière brute, grossière, non assimilée ; c’était une rencontre de passage, je n’avais aucun lien personnel avec ces pièces où je n’avais rien vécu, tout le « vécu » était emprunté à quelqu’un d’autre. Mais la partie qui appartenait à tous, que tous ces visiteurs anonymes pouvaient partager, était la dimension esthétique que la splendeur de l’écriture avait non pas ajouté aux objets mais dans laquelle l’objet se trouvait enveloppé, unique, incomparable, éternel aussi longtemps qu’il y aurait une sensibilité réceptive à sa description quasi métaphysique.
Il s’agissait donc de vivre cette visite dans la pleine conscience du « liseré spirituel » qui entourait toute chose, « liseré » qui avait accroché mon âme un jour de mes vingt ans, un jour de profonde détresse comme tous ceux où j’essayais comme d’habitude de comprendre pourquoi je me sentais si abandonnée du monde, si coupée des êtres . La réponse me fut donnée instantanément au début du premier volume de A la Recherche alors que le jeune narrateur se posait la même question dans un monde qu’il n’arrivait pas à comprendre, buttant constamment contre la « réalité » des objets dont il ne parvenait pas à percer le mystère :
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. »
Ainsi j’eus le bonheur immense de trouver à la fois la question et la réponse, car à la page suivante, le narrateur ayant vieilli l’espace de quelques lignes, de plusieurs années, donnait la clef du mystère :
La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est à dire que notre âme peut s’assimiler. »
C’est ainsi que j’aurais été condamnée à vivre à moitié morte, une vie morne et incompréhensible, condamnée à rester prisonnière de ce brouillard impénétrable qui est celui du « littéralisme », de cette incapacité qu’ont la plupart des êtres, soit parce qu’ils ne sont pas « artistes » soit parce qu’ils n ‘ont pas le courage de faire le travail nécessaire d’archéologie spirituelle, de percevoir la dimension symbolique en toute chose, dimension qui seule est vivante et résonne d’échos anciens et immémoriaux qui seraient hors de notre portée si ce n’était que nous portions tous en nous notre propre monde mythologique.
Car le travail du déchiffrement du « liseré spirituel » qui devait occuper tout le restant de ma vie, était bien celui qui consistait à déchiffrer l’histoire de sa propre mythologie inscrite en hiéroglyphes à peine visibles entre nous et les êtres, entre nous et les objets. Ce n’est qu’à sa lumière que nous pouvons éclairer les différentes strates de nos rêves, de nos actions, de nos aspirations, tous autant de fils tissés inconsciemment ou consciemment, avec plus ou moins d’habileté et de bonheur, depuis l’origine des temps et dont nous sommes le résultat, l’aboutissement , que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non. C’est ainsi que grâce à Marcel Proust je compris que le secret résidait dans l’essence des choses et que pour la percevoir, il fallait tourner le regard non pas vers la matière inerte et muette mais vers le champ de splendeur dont elle était une émanation. Cette étape n’était autre que le processus de conversion plotinienne.
Telle une procession d’entités sublimes, l’œuvre de Proust se disposa tout naturellement sur les plus hautes hypostases, celles de la contemplation. Car si on ne change pas de route, on peut changer de regard ; c ‘est le regard du contemplatif qui opère la transmutation , regard à la fois détaché, serein et aimant. Toute chose est une « personne ». « Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et nous donne la force d’aimer ? » [4] Marcel Proust m’avait appris le sens de la liberté qui réside dans l’intelligence de la perception, qui consiste à restaurer, à rendre visible l’invisible, à discerner « ce qui transparaît à travers ce qui paraît » en termes soufis.
Nous sommes habités par des émotions, des souvenirs, des rêves anciens parfois archaiques et des pressentiments, toutes ces énergies sont nos compagnes et colorent nos actes, nos pensées, elles imprègnent notre espace que nous croyons vide, elles nous étouffent même parfois ou nous guident selon notre compréhension . Rien de ceci n’est mesurable, quantifiable et la qualité de notre vécu en dépend entièrement. Le génie de Proust a été de rendre ce processus alchimique transparent, actif, reconnaissable et accessible à tout être humain, même plus : nécessaire.
L’heure de la visite était terminée ; je devais prendre le train du retour. Il me restait encore une heure. Je ne savais où aller dans ce village désert et froid à la tombée de la nuit et je me mis en route vers la gare. Au lieu de tourner dans l’avenue qui devait m’y mener, je continuai tout droit sans savoir pourquoi et à ce moment là surgit une apparition : une femme au visage ouvert éclairé par un regard bleu, coiffée d’un béret posé de biais qui faisait ressortir son expression volontaire. Elle était d’une élégance confortable. Malgré ses mèches de cheveux blancs elle avait un air juvénile et toute sa personne paraissait jeune de par la curiosité qui émanait d’elle. « Vous vous trompez de rue, vous ne croyez pas ? » me dit-elle. « Non, mon train est à sept heures et je cherche un café ouvert, » je lui répondis comprenant qu ‘elle savait que j’étais une proustienne venue pour la journée.
Je suis Tante Léonie ! me lança-t-elle comme un défi .
Tante Léonie ? » Elle ne se doutait pas à quel point sa présentation mi-moqueuse mi-sérieuse contribuait à prolonger la magie de cette journée. Je la regardais essayant de déterminer à quel niveau de réalité elle appartenait . Quel était son statut ontologique ? Etait-elle purement intentionnelle ou simplement excentrique ? Ou bien faisait-elle partie de cet univers-rêve dans lequel Proust m’avait plongée depuis qu’il avait dispensé sur moi les vibrations bienheureuses de ses arbres-œuvres ? Ainsi au moment même où je pensais devoir retourner à la réalité ordinaire de ma solitude d’étrangère dans un village de province et où je commençais à ressentir d’autant plus le froid que je venais d’un espace protégé de tout climat extérieur, je voyais apparaître devant moi une femme mystérieuse, qui était bien réelle mais qui n’en paraissait pas moins être la concrétisation instantanée de Tante Léonie si ce n’était qu’elle avait l ‘air en parfaite santé. Continuant de marcher avec moi, elle m’expliqua qu’elle avait joué le rôle de Tante Léonie quelques années auparavant, pour une chaîne de télévision. Les touristes continuaient leur visite pendant qu’elle, de son lit, cherchait à savoir ce que les Goupil faisaient dans leur maison en face, comme le faisait Tante Léonie de son vivant. Elle essaya même de manger la madeleine, placée en permanence sur sa table de nuit, ne s ‘étant pas rendu compte qu’elle était en porcelaine. Je m’interrogeais sur le mécanisme qui avait fait basculer cette journée de dimanche 20 février dans un « merveilleux » dont je n’arrivais pas à trouver l’origine. J’étais en train de parler à une femme que je ne connaissais pas comme si elle m’avait attendue au détour d’une page de A la Recherche pour un rendez-vous que ni l’une ni l’autre n’avions prévu. Nous étions seules dans la rue et au moment où je me demandais où nous allions, elle sortit une clef de sa poche et me dit : « Je vous emmène chez moi, mais je vous préviens, il y a beaucoup de désordre. » Elle semblait hésiter à me faire entrer de crainte de me choquer. J’aurais voulu lui expliquer que cela faisait des mois que j’essayais de trier mes papiers afin qu’ils quittent le sol où ils avaient été jetés temporairement il y a un an et que j’avais revu mon sofa dernièrement simplement parce que j’avais décidé d’en laver la couverture de coton. En temps ordinaire il disparaissait complètement sous les aquarelles, courriers, journaux et feuilles de toutes sortes. Sa maison était une grande bâtisse, fin du dix neuvième, séparée de la rue par une large cour dont une partie était en chantier. Les travaux qu’elle avait commandés avaient été interrompus par l’ouvrier suite à un désaccord entre eux. Assise dans son bureau au milieu d’un désordre que même moi n’aurais jamais pu imaginer, car non seulement le sofa disparaissait sous les journaux qui semblaient s’y être accumulés depuis le début du siècle mais la pièce elle-même en était jonchée, j’essayais à la fois d’obtenir des informations sur la famille Proust et sur elle. J’appris à ma grande stupéfaction que le nom Proust se prononçait « Prou », les gens du pays ne prononçant ni le s ni le t. Ces deux lettres furent prononcées pour les besoins de l’Association des Amis de Proust, lorsque l’adjectif « proustien » commença à être en usage, « proutien » n’étant pas tolérable à l’audition. « Tante Léonie » dont je n’avais pas eu le temps d’apprendre le vrai nom avait donc gardé l’habitude de l’appeler Marcel Prou(st). Ma nouvelle compagne m’accompagna jusqu’à la gare. Elle ne sortait presque jamais d’illiers mais quand elle en partait, elle allait au Pôle Nord en Terre Sainte ou en Martinique. Quand la portière du train se referma, je me demandai si elle n’allait pas marquer la frontière entre cette dimension merveilleuse qui m’avait enveloppée tout au long de cette journée et ma vie ordinaire qui allait reprendre comme avant mon rêve.
“Rien ne vous empêche de devenir un être merveilleux.” Pir Vilayat fit une pause comme pour nous laisser le temps d’assimiler cette affirmation audacieuse puis reprit :
« Il faut renoncer à la notion qu’on se fait de soi-même, on ne sait pas qui on est. Posez-vous cette question : comment serais-je si je devenais ce que je voudrais être ? Vous ne pouvez pas tout accepter de votre environnement, il faut filtrer les informations et ne laisser entrer que ce qui est compatible avec votre moi profond. Mettez une zone de protection, placez des gardiens aux portes de la perception et rejetez les éléments qui sont indésirables. Pour chaque niveau d’identité il y a un mode de connaissance. »
Pir Vilayat s’arrêta de parler. Il regarda sa montre, il était midi. La première partie du séminaire se terminait. « Si vous voulez aller au restaurant, il vaut mieux y aller tôt. » nous dit-il. Des rires éclatèrent dans la salle. Il rassembla les plis de sa longue cape de laine beige sur son habit de lin blanc cassé et se leva avec lenteur et majesté pour descendre de l’estrade aidé par sa secrétaire. La fluidité de la cape enveloppait son corps mince avec élégance ; ses beaux cheveux blancs qui auréolaient son visage de prophète bienveillant et qui retombaient sur ses épaules accentuaient la noblesse de son maintien. Son regard à la fois lointain et perçant balayait la salle avant de nous quitter comme pour nous remercier d’être venus. Je pris mon livre et mon cahier de notes et je sortis de l’Institut Catholique où le séminaire avait lieu, pour aller à la recherche d’un restaurant. C’était en 1992.
« Trouvez l’image authentique. Visualisez votre moi céleste. Nous sommes des anges déchus mais pas entièrement déchus parce qu’il reste en nous l‘enfant céleste. Nous pouvons retourner à l’état originel, il faut voir où nous avons dévié. Prenez conscience que votre corps participe dans une certaine mesure à la nature des étoiles, des planètes et des galaxies qui sont constamment en mouvement. Visualisez votre corps de chair qui est né de la poudre d’étoiles dans des temps immémoriaux…Le souvenir de la symphonie des sphères célestes et de la chorégraphie des corps célestes est inscrit dans les cellules mêmes de votre corps… On se construit par nos actes de glorification. C’est le sens du sacré qui nous élève. Veillez à l’accordage de votre âme, ne vous laissez pas aller à un accordage banal, l’émerveillement, la glorification sont la seule façon de maintenir cet accordage. Nous faisons le travail d’un sculpteur. Le corps céleste est fait d’une lumière non créée. On travaille sur une statue faite de lumière qu’on sculpte par l’accordage… »
Le visage levé vers le ciel, les yeux mi-clos, Pir nous expliquait comment travailler sur notre identité céleste pour qu’on puisse en faire une réalité. Le but des enseignements de Pir Vilayat était de nous faire prendre conscience de notre « héritage divin » comme il disait, nous faire comprendre qu’en réalité les hommes sont des êtres divins.
Pir Vilayat Inayat Khan était le fils ainé de Pir-O-Murshid Inayat Khan. Né à Londres en 1916, il fit des études universitaires en psychologie et en philosophie. Pendant la guerre il fut officier dans la marine anglaise et en 1956 succéda à son père à la tête de l’Ordre Soufi International.
Musicien, savant, lettré, Pir Vilayat avait fait aussi plusieurs retraites de méditation dans des endroits aussi différents que Montserrat, près de Barcelone, le Mont Athos et auprès de moines bouddhistes à Bodh-Gayâ. Il séjourna quelques années dans les grottes des Himalaya et à ce propos il aimait nous raconter sa rencontre avec le rishi qu’il était allé chercher dans ces montagnes. Pir venait tous les jours devant la grotte où vivait ce rishi et celui-ci ne sortait jamais de sa méditation. Au bout de quelques mois, le rishi qui était assis dans la neige lui demanda tout à coup : « Why have you come so far to see what you should be ? » [1]
Pir intégrait dans ses enseignements la pensée des physiciens actuels. L’ordre impliqué de David Bohm lui servait d’illustration pour expliquer le modèle différent de réalité devant lequel nous sommes lorsque nous voulons appréhender cet univers de participation qui est le nôtre. « …We are saying that the brain may function on something like this implicate order and manifesting in consciousness by memory. But there is an order beyond which is not manifest. This involves both space and time… let me propose that consciousness is basically in the implicate order, as is all matter, and that consciousness manifests in some explicate order.”[2]
“Ce que nous sommes en train de dire c’est que le cerveau fonctionne en quelque sorte comme cet ordre impliqué et se manifeste dans la conscience grâce à la mémoire. Mais au-delà, il existe un ordre qui n’est pas dans le manifesté. Ceci est vrai à la fois pour le temps et l’espace…ce que je suggère c’est que le mode de la conscience existe dans l’ordre impliqué, comme c’est le cas pour la matière, et que la conscience se manifeste sur le mode du manifesté. »
Il faudrait noter que David Bohm avait été très influencé par Khrisnamurti qui au cours de ses conférences et dans ses écrits démontrait inlassablement que notre mode de penser ordinaire déformait la réalité. La pensée intellectuelle ne peut fonctionner que dans le connu. Comment aller au delà de la pensée ? Comment se libérer de ce moi qui ne cesse de monologuer, de comparer, d’évaluer, de juger ?
Pir Vilayat nous parlait du saut quantique, que notre intellect devait effectuer, de ce saut périlleux qu’il fallait faire pour lâcher prise. « Ne vous identifiez pas à votre propre histoire » nous disait-il, « il faut mourir avant la mort, couper avec les anciens schémas. Nous sommes libres à tout moment de créer de nouveaux paradigmes, nous ne sommes pas obligés de subir le passé. » Ces mots prononcés par Henryk Skolimowski , professeur de philosophie à l’université du Michigan, au cours d’un colloque organisé par Jean Charon sur l’esprit et la science, expriment bien la teneur du message que Pir Vilayat voulait nous transmettre: « L’histoire de la pensée humaine est une histoire de libération. Tout comme nous nous libérons de vieilles contraintes, nous découvrons que le processus de libération n’est jamais fini. Nous nous sommes libérés des formes logiques, du déterminisme, de la notion de lois absolues. Nous avons construit un nouveau paradigme de compréhension définissant des notions comme l’ordre impliqué …Toute l’action de la pensée doit être perçue en terme révolutionnaire ; non pas comme une structure rigide mais comme une structure en évolution constante …nous sommes les instruments sur lesquels le cosmos joue et chante. Et nous sommes en même temps l’audience de la symphonie créée par le cosmos à l‘aide des instruments que nous sommes. »[3]
Pir Murshid rencontra la mère de Pir Vilayat en Californie au cours de son premier voyage en occident. « A la vue de Hazrat Inayat Khan, Alléa Margaret Hyatt reconnut celui qu’elle avait vu en rêve et considéra cela comme le signe qui scellait son destin. Ce fut le coup de foudre. Un amour profond et irrépressible.»[4]. La famille de Margaret s’opposait à ce mariage et lui cachait les lettres que Pir Murshid lui envoyait. Un jour elle en découvrit une avec son adresse ; elle abandonna tous ses biens pour le rejoindre à Londres où ils se marièrent en 1913. Elle devint Pirani Begum Amina Ora Ray Inayat Khan. Pir Murshid Hazrat Inayat Khan était issu d’une famille d’aristocrates de l’Inde du nord. Il appartenait à l’ordre Soufi Chishti de Ajmer. Il était venu en occident pour fonder l’Ordre Soufi International en 1910 à Suresnes. Murshid voyageait sans cesse. En 1925, avant de partir en Inde, il demanda à son épouse de confectionner une robe jaune pour le jeune Vilayat. Cela signifiait qu’il lui transmettait son héritage. Ora qui avait le pressentiment qu’elle ne reverrait plus son mari, était désespérée de le voir partir. Peu après, deux télégrammes arrivèrent, le premier pour annoncer que Pir Murshid était gravement malade, le second pour annoncer sa mort. La mère de Pir Vilayat tomba dans une grande dépression et resta alitée pendant douze ans ; elle ne sortit de son isolement que pour fuir Paris avec les enfants lorsque la guerre éclata. Pendant la guerre, alors que sa famille était à Londres, Noor, sœur ainée de Pir Vilayat, participa à la résistance en travaillant comme opératrice- radio, établissant des contacts codés entre les alliés et les résistants. Elle fut dénoncée et envoyée à Dachau où elle mourut d’une balle dans la nuque après avoir été torturée. Ora déjà terriblement éprouvée, ne survécut pas à cette nouvelle épreuve. Pir Vilayat ne terminait jamais un séminaire sans rendre hommage au dévouement et au courage de sa sœur. La torture de Noor s’était terminée à la mort de celle-ci mais celle de son frère ne s’était jamais arrêtée. Lorsqu’il parlait du pardon, il prenait en exemple les sévices que les nazis avaient infligés à leurs victimes, « est-il possible de pardonner ? » disait-il. Il ne répondait pas à sa propre question, il disait simplement avec un grand soupir de compassion : « Mon cœur est plus grand… » On se libère de la souffrance en s’élevant.
Pir Vilayat avait continué l’œuvre de son père en occident, à sa mort, son fils Pir Zia a pris sa succession à la tête de l’Ordre Soufi International. Il réside actuellement dans l’Etat de New York, The Abode, où il a fondé une école d’enseignement ésotérique et où il continue d’organiser les séminaires et les activités soufies. La mère de Pir Zia est également américaine. N’ayant pu avoir d’enfants de son épouse, Pir Vilayat demanda à Taj, une américaine soufie qui était sa compagne spirituelle d’être la mère de ses enfants. Durant les derniers mois de sa vie, Taj était venue à Suresnes pour rester au chevet de Pir. Avant de mourir Pir Vilayat lui avait demandé d’écrire ses propres pensées sur la méditation. Voici un extrait de leurs derniers échanges racontés par Taj.
« Un jour, Pir me dit qu’il aimerait écrire un article sur la méditation avec moi. Au début je ne le prenais pas au sérieux, je croyais qu’il voulait me donner une occupation pensant que rester assise à côté de son lit ne suffisait pas pour m’occuper…finalement je me mis à noter quelques pensées.
La pratique de la méditation peut nous aider à accomplir le but de notre vie : nous éveiller à notre nature divine et encore plus, nous aider à incarner et à vivre ce Mystère dans notre quotidien. Comme le dit Hazrat Inayat Khan, le message de notre époque est l’éveil de l’humanité à la divinité de l’être humain.
Dieu s’est fait homme afin que l’homme puisse devenir Dieu
……………………………………………………………………………………………… …….. La simple intention de méditer régulièrement contribue à déplacer l’ancrage de la vie de l’ego. Nous commençons à être fidèle à un centre plus vaste, plus profond. Au fur et à mesure que notre méditation devient plus profonde, nous apprenons à résider dans cet ancrage très profond de l’existence de Dieu. Cela signifie qu’on a déplacé notre point de vue de l’ego et qu’on l’a fait passer à un mode reposant sur le point de vue divin…Si nous acceptons de prendre cette voie et si nous nous donnons sans restriction à la divine opération, notre personnalité qui est le produit d’un historique, se dissout graduellement (mourir avant la mort) et nous devenons un temple pour que l’Etre Unique puisse vivre une vie humaine.
Je devais lui relire ce que j’avais écrit et il y réfléchissait. Son regard s’éclairait à certains moments comme lorsque je lui lisais la phrase « Dieu devient homme pour que l’homme puisse devenir dieu » J’ai dû lui lire cette partie de mon article au moins vingt fois, parfois presque en criant dans son oreille à cause de sa surdité. Je suis sure que les autres membres de la famille à Fazil Manzil devaient en avoir assez, mais lui ne semblait jamais fatigué de l’entendre… Je ressens tellement de tendresse maintenant quand je pense à ces moments. Je suis très reconnaissante d’avoir eu, dans ses derniers jours, même si les circonstances étaient aussi difficiles, la joie de partager nos pensées et nos expériences les plus profondes comme nous l’avions fait pendant 35 ans… »[5]
Taj Inayat vit aux Etats-Unis.
J’avais été guidée vers Pir Vilayat littéralement par la Lumière. En 1988, j’enseignais à l’université de Paris 1. Parmi mes étudiants il y avait un homme dont le regard clair témoignait d’une vie intérieure bien « nettoyée », c’était du moins la forte impression que je recevais de lui. Un jour je lui demandai d’où venait sa « lumière », il me répondit : « le soufisme ». Ayant déjà une bonne connaissance du soufisme iranien de par les splendides écrits d’Henri Corbin, je ne fus pas étonnée et je lui demandai l’adresse de ce jardin où Pir Vilayat dispensait ses enseignements. Dès lors, moi-même en quête de « lumière », je me rendis régulièrement à la rue des Tuileries à Suresnes pour recevoir les enseignements du Maître Soufi et deux ans plus tard je fus initiée dans l’Ordre Soufi.
Chaque année, Pir organisait une rencontre interreligieuse sur un thème précis. Les conférenciers invités représentaient les religions les plus connues telles le bouddhisme, le judaisme, l’Islam, le christianisme mais aussi des religions très anciennes comme celle des prêtres Mayas. Les discussions étaient animées, parfois passionnées et Pir réussissait toujours à raccorder les dissensions qui s’étaient révélées au cours des dialogues soit en trouvant un point commun important soit en dépassant les diatribes avec beaucoup d’humour. Il aimait par-dessus tout répondre au défi de « réconcilier les irréconciliables » comme il disait.
Tous les ans, au mois de juillet, avait lieu la cérémonie de la Fleur en commémoration de l’anniversaire de Pir Murshid. C’était une cérémonie émouvante durant laquelle Pir Vilayat rendait hommage à son père et à son œuvre. Le magnifique portrait de Pir Murshid était exposé au centre de la pièce où nous étions rassemblés pour écouter Pir. Ce jour là, était le seul jour de l’année, où nous pouvions le voir en tête à tête pendant quelques minutes. Il donnait à chacun de nous des « wazifas ». Cette cérémonie avait lieu dans le temple l’Universel au milieu du jardin. Le temple avait été conçu par Pir O Murshid qui en avait posé la première pierre en 1926. Il devait symboliser le temple de toutes les religions, l’endroit sacré où on célébrait les sept plus grandes religions du monde. « C’est un sanctuaire dédié à la réconciliation des religions pour la Paix…L’Universel nous invite à nous saisir de la liberté dont nous jouissons pour enrayer les souffrances des milliers de personnes sur la Planète, victimes de l’intolérance religieuse, à construire un monde nouveau dans la solidarité et l’union des forces de bonne volonté pour la Paix. »[6] L’Universel fut inauguré officiellement en 1992. La superficie du jardin ne permettant pas de grandes constructions, il se dressait entre la forme d’un dôme et celle d’une pyramide ; il était légèrement arrondi au sommet et ses côtés inclinés vers le sommet étaient transparents. Tel un magnolia en bouton, l’Universel était posé sur un plan d’eau circulaire dans lequel on mettait les fleurs que nous avions apportées en attendant que notre tour vienne. Pir Vilayat se tenait debout à l’entrée du temple et nous allions, un par un, nous présenter devant lui, une rose ou un lys à la main. Il plongeait son regard dans le nôtre et après quelques instants, il prononçait les noms des wazifas qui nous convenaient. Les wazifas sont les noms des attributs de Dieu qui sont utilisés comme « mantras » en quelque sorte pour développer en soi la qualité qui correspond à cet archétype. Ce sont des outils qui nous aident à nous sculpter nous-mêmes en permettant à nos potentialités de se développer et se manifester.
Même lorsqu’il fut gravement malade et dans une grande souffrance Pir Vilayat continuait à donner des séminaires. Le dernier auquel j’assistai était en 2003.
« Il faut vider sa conscience de tout contenu et s’identifier à la conscience cosmique… »
Le corps de Pir devenait de moins en moins visible sous sa longue tunique ocre qui était trop ample pour lui. Son profil émacié trahissait la maladie qui s’était emparée de sa vigueur, cependant il continuait à expliquer : « Le but est de créer un monde merveilleux avec des personnes merveilleuses, il faut détruire la notion fausse que l’on se fait de soi-même, il ne faut pas s’identifier à son histoire… » Ses beaux cheveux blancs qui descendaient avec grâce sur ses épaules, s’étaient clairsemés. « La conscience sans objet retourne à l’intelligence, il n’y a alors plus de dualité, je suis devenu le principe et mon intelligence est l’intelligence de l’univers, la lumière de mon aura est la lumière des étoiles, je suis la convergence des étoiles… »
Lorsque Pir eut fini de parler, il nous salua les mains jointes et nous le saluâmes en silence, la tête baissée puis nous nous levâmes pour l’accompagner de notre regard alors qu’il montait les marches de son jardin pour rentrer dans ses appartements. J’avais apporté une fleur au cas où la cérémonie de la Fleur aurait lieu, mais il n’en était pas question, Pir était bien trop éprouvé. Nous étions tous conscients que c’était peut être la dernière fois que nous voyions Pir parmi nous. Deux femmes derrière moi le regardaient partir, les larmes aux yeux ; je préférais penser à son humour, à sa façon de ne pas se prendre au sérieux. D’une très grande élégance vestimentaire, intellectuelle et spirituelle, il s’amusait parfois à faire des parenthèses espiègles qui nous surprenaient. Lorsque nous nous trouvions dans les plus hautes hypostases, là où il nous avait amenés après une ascension de plusieurs heures, tout à coup, il nous comparait à des éléphants au milieu de poules, car parait-il, les éléphants ont très peur des poules. Le contraste l’amusait beaucoup et il sautait sur sa chaise, secoué d’un rire irrépressible et contagieux.
A sa mort, cependant, le jardin de la rue des Tuileries semblait irrémédiablement vide, et je ne sus pas prendre de recul, je me mis à pleurer abondamment l’absence de cet être merveilleux qui nous avait fait la grâce de sa présence pendant tellement d’années. Mais au cours de la cérémonie d’adieu, alors que le corps de Pir reposait dans le petit temple de l’Universel, les paroles de Pir Zia me rappelèrent à la réalité, notre bien aimé Pir Vilayat n’était pas mort : « Au moment où nous pleurons la perte de sa présence physique, puissions-nous trouver la clarté intérieure et la force de nous souvenir de l’essence de son enseignement : l’âme est immortelle et son essence est Joie. C’est la mort qui meurt, la vie vit pour toujours. La signature de l’esprit inimitable de notre bien aimé Pir est gravée dans le ciel étoilé. »
Lorsque au cours de mes propres tribulations je me trouvai sans emploi et sans domicile fixe, je me répétais la phrase de Pir : « Rien ne vous empêche de devenir un être merveilleux » Cette possibilité de façonner ma personnalité, de pouvoir la mettre en accordage avec la programmation divine dans une liberté totale, m’était apparue comme la plus grande richesse qui soit, une richesse dont personne ne pouvait me déposséder et qui ne pouvait que s’accroitre.
Réclamer son héritage divin, découvrir la magnificence qui est latente en chacun de nous : « J’étais un trésor caché… » Pir nous ouvrait les portes de la Réalité de notre être qui était un monde enchanté si nous avions le courage de l’accepter.
Pir Vilayat Inayat Khan a transformé les vies de ceux qui le connaissaient. Il n’était pas un gourou, il était un sculpteur d’âmes. Il nous rappelait sans cesse à la réalité de la splendeur de notre âme et nous donnait les outils pour la percevoir tout en étant lui-même, l’exemple vivant de ce qu’était un être de Lumière.
1 Pourquoi viens-tu de si loin pour voir ce que tu devrais être ?
2 The Holographic Paradigm, Edited by Ken Wilber, Shamballa Publications, 1982
3 Imaginaire et Réalité, Colloque de Washington, Editions Albin Michel, 1985.
4 Ma Mère, Pir Vilayat Inayat Khan, L’Universel, été 1994
5 Rester en Contact # 137 Qu’est-ce que la méditation?
6 L’Universel : vers la réconciliation des religions pour la paix. Pir Vilayat Inayat Khan, été 1992.
Salamanca
Après 12 heures de trajet en train, j’arrivai en gare de Salamanque. Je n’avais supporté la longueur du voyage que grâce au pouvoir de la magie narrative d’Edith Wharton dans « The Custom of The Country » que j’avais acheté juste avant de partir. Ce roman m’avait tellement captivée que durant les sept heures du trajet effectué en Espagne je ne levai que très rarement la tête pour regarder le paysage, pensant que j’en aurais le temps à mon retour. J’avais raison. Fascinée par l’élégance de l’écriture et le récit trépidant de l’ascension sociale de Undine Spragg dont l ’égoïsme dévorant ne cessait de me rappeler celui d’ une autre arriviste, membre de ma famille, je fus consternée lorsque je constatai qu’une grossière erreur d’imprimerie avait interrompu la narration en omettant 4 chapitres avant la fin du roman. J’étais furieuse et terriblement frustrée de ne pas pouvoir déterminer si Ralph Marvell allait encore une fois être la victime de son épouse et si celle ci allait finalement rencontrer une limite à son ambition destructrice ou non. Mais assise dans un train qui faisait halte à tous les villages ( nous étions arrêtés à Cantapiedra), je ne pouvais contacter ni l’éditeur ni la librairie Gibert pour me plaindre et faire des réclamations. Ce fut avec beaucoup de peine que je passai des salons aux triples tentures de la société aristocratique new yorkaise des années 20 aux vestibules de la gare de Salamanque. Je me trouvais désorientée. La gare qui avait une atmosphère festive ressemblait plus à un lieux de rencontre qu’à un lieu de départ. On ne voyait ni guichets ni panneaux d’affichage ; l’accès aux quais n’était ménagé par aucun hall d’attente ; des magasins illuminés et des cafés à claire-voie accueillaient des promeneurs de tout âge qui déambulaient aussi paisiblement que s’ils avaient été dans un parc. Je pris un taxi, la chaleur était trop forte pour tirer ma valise. Il me laissa à l’entrée de la Rua Mayor ; j’étais toujours dans un état hébété. Les heures de lecture dans le train avaient brûlé mes yeux et accaparé mon mental. Je pénétrais dans la rue piétonne comme si je faisais irruption dans un salon privé, me sentant complètement étrangère au flot des promeneurs qui y déferlaient. Après avoir passé 12 heures continues à vivre en compagnie d’Undine Spragg, à la regarder choisir ses toilettes, la suivre dans sa loge d’opéra et plaindre son jeune mari trop romantique pour comprendre qu’elle lui jouait une immonde comédie, j’avais perdu le sens de ma propre réalité. La petite rue étroite et piétonne en plein centre de Salamanque, semblait prolonger l’espace des appartements privés situés au dessus, dont celui où habitait Javier. Les restaurants avaient disposé leurs tables au milieu, tout au long, et les touristes passaient de chaque côté pendant que d’autres, assis sous les parasols, commandaient leur repas. Des châles brodés étaient suspendus à côté des devantures remplies de poignards et d’ épées aux poignées en or de Tolède avec quelques éventails peints à la main. Des dizaines de jambons pendaient au plafond dans les charcuteries qui annonçaient sur des placards toute la gamme des produits locaux. Traînant ma valise derrière moi, j’arrivai à l’immeuble de Javier qui m’attendait sur le palier avec un grand sourire. L’ accueil de Javier et Rocio fut très chaleureux. Le lendemain ils partaient à Edinburgh. Je passai 3 jours seule à Salamanca durant lesquels je me promenai et mangeai des kilos de pêches de vigne.
Depuis que j’avais lu la description de Salamanca par Unamuno en classe de 4 e, je m’étais promis qu’un jour j’irais voir les pierres d’or tendre de cette ancienne ville universitaire, la première et la plus réputée d’Espagne. N’ayant pas relu Unamuno depuis, les pierres de Salamanque étaient restées enfouies dans ma mémoire littéraire, illuminées uniquement par le soleil intérieur du style de l’auteur. La Casa de la Conchas, dont le nom évoquait à la fois le centre de Salamanque et mon introduction à l’espagnol, monument le mieux préservé de mes souvenirs de classe, se trouvait juste au coin de la rue ; l’université était en face, et du balcon je pouvais voir l’immense silhouette de la cathédrale tout au bout de la Rua Mayor. J’avais tout le “Salamanca ‘ de Unamuno pour moi toute seule. Ses pierres étaient encore plus belles que la trace indélébile gravée dans mon cœur par le style de l’écrivain. Durant trois jours, je marchai dans le soleil du matin jusqu’au soir, visitant les églises, les couvents, les chapelles, les abbayes, et tous les édifices qui composaient l’histoire culturelle de la ville historique. Le deuxième jour, je regardai les murs de ces bâtiments de l’extérieur pour y recueillir les effets du temps et du soleil. J’allai contempler, du haut d’une balustrade, le fleuve aux rives vertes , “el rio Tormes », et je me demandai si c’était à Salamanque que Lazarillo avait vécu ses aventures. Le troisième jour, je découvris la ville moderne. La plupart des rues piétonnes semblaient être le lieu principal de rencontre pour tous les habitants. Une foule continue y circulait pour le seul plaisir de se promener. Les couples se tenant par la taille ou par le bras, suivant leur âge, étaient souvent accompagnés par d’autres membres de la famille, enfants ou adultes, dont les rapports affectifs harmonieux et joyeux me rappelaient une qualité de la vie familiale que je pensais à jamais perdue. Vers la fin de l’après-midi, je rentrai pour me reposer et me désaltérer. Un verre de jus de « melocoton » à la main, je me dirigeais vers le salon lorsque j’eus l’impression d’avoir une vision : une lumière rose dorée, dont la présence très dense emplissait l’espace de la rue me fit pousser un cri. Je me précipitai au balcon et je fus stupéfaite. Le soleil couchant avait déversé sur la ville une abondance de pépites d’or rose qui enveloppaient les promeneurs du soir d’une aura d’irréalité magique . Debout sur le balcon, je contemplais, émerveillée, les habitants se mouvoir dans un courant de lumière douce, onctueuse et chaleureuse qui leur conférait un statut féerique. Ils baignaient dans la grâce d’une couleur divine sans et ne s’en rendaient pas compte.
Je voulus moi aussi bénéficier de cette splendeur inattendue et je descendis dans la rue pour y être transformée comme tous ceux qui y évoluaient, inconscients de la richesse dont ils venaient d’être investis. Je suivis la foule jusqu'à la Plaza Mayor et là, sous les arcades, je restai figée sur place par la beauté silencieuse du drame qui se jouait sur les façades . La Plaza Mayor, construite au 17 e siècle pour servir de place de marché et de commerce, est un chef d’ œuvre de l’architecture classique et fait partie du patrimoine mondial. De vastes arcades sous lesquelles s’abritent les magasins délimitent l’immense espace rectangulaire de la place qui est entièrement dénué d’arbres et de décorations. La place est fermée par quatre façades avec trois étages de rangées de fenêtres militairement semblables. Chaque rangée est soulignée par un balcon continu en fer forgé très fin qui contribue à lui donner un air de décor de théâtre . La pierre uniformément ocre et les volets peints de la même couleur sur les quatre côtés de la place , l’absence complète de plantes ou d’ornements qui pourraient différencier les fenêtres, donnent une apparence factice à ces façades. Elles semblent être là uniquement pour le plaisir visuel des touristes qui remplissent les cafés sous les arcades. Je demeurai debout dans un angle de la place, regardant de tous cotés pour déceler un signe de vie personnelle derrière l’une des fenêtres, essayant d’imaginer la sensation que pouvait produire cet endroit sur l’un de ses habitants. Avaient-ils l’impression d’être les acteurs principaux de ce théâtre grandeur nature, ou bien était-ce le contraire, se sentaient-ils les spectateurs de ce drame continu qui se tissait et se défaisait sans cesse sous leur fenêtre ? Ou bien étions-nous tous acteurs nous regardant les uns les autres jouer notre rôle éphémère avec le ciel comme seul témoin ? Car à ce moment du jour l’héroine de la pièce était incontestablement la lumière. Le ciel bleu opale se reflétait sur les vitres de la façade ouest, à des hauteurs inégales. Celles-ci renvoyaient des flaques de bleu céleste à coté d’éclairs flamboyants de rose, de feu ou d’argent suivant la hauteur des carreaux et l’angle qu’ils formaient avec l’horizon. Les derniers rayons de soleil jouaient sur le verre poli comme sur les touches d’un instrument silencieux, accomplissant une symphonie d’éclats lumineux et colorés dont la beauté était d’autant plus précieuse qu’elle ne durait que quelques instants. Et je restais là, immobile et comblée à regarder s’éteindre le spectacle sur les murs anciens sans me préoccuper du va et vient incessant des humains qui traversaient cette place à dimension intemporelle et qui ne regardaient pas plus haut que le niveau des vitrines. J’étais heureuse d’être seule au milieu de ce fourmillement d’hommes, de femmes et d’enfants, libre d’entretenir un dialogue muet avec le ciel par l’intermédiaire de la pierre tendre et du verre lumineux. Je n’avais pas à justifier ma contemplation à qui que ce soit qui serait impatient comme dans la scène dont j’ avais été témoin le jour précédent. – Mais Françoise ! nous sommes venus pour ça ! disait plaintivement un touriste français à sa compagne qui lui reprochait de s’attarder sous chaque coupole rencontrée. Ils marchaient , elle devant, lui derrière, chacun un obstacle pour le plaisir de l’autre. Ils longeaient les murs d’une des anciennes facultés, et « Françoise » devançait son compagnon de quelques mètres car elle avait hâte de rentrer à l’hôtel. Elle était visiblement excédée par l’excès d’enthousiasme et de temps qu’il vouait aux pierres de Salamanque. – Mais Françoise, nous sommes venus pour ça,” répétait-il, « Françoise ! il est six heures, nous avons jusqu'à 11 heures du soir ! “ Et je mesurais l’étendue de mon bonheur qui à ce moment égalait celle de ma liberté car je n’avais aucune limite au temps que je voulais passer sous les coupoles ou dans les arcades, ou devant les statues, ou ailleurs dans la ville. J’étais entièrement libre de disposer de mon temps comme je le voulais. C’est ce que je fis encore une fois le dernier soir . La nuit tombée, je me dirigeai vers la cathédrale et là, ce fut une autre surprise tout à fait différente qui m’arrêta pendant un très long moment. De jour, la cathédrale apparaît immense, de nuit elle semble encore plus gigantesque. Il n’y a pas en France une proportion équivalente pour un tel édifice. Notre Dame serait avalée en deux bouchées par la nouvelle cathédrale de Salamanque qui date du 16 e siècle. Lorsque je levai les yeux vers ses toits je m’aperçus avec étonnement qu’elle était habitée. L’échine de la cathédrale ponctuée d’une vingtaine de flèches était investie par les cigognes. Chaque flèche était occupée par l’une d’elles. Silencieuses et droites, tout en haut , sur la boule de pierre, elles veillaient , chacune sur sa tour, comme de scrupuleuses sentinelles, placées à intervalles réguliers. Les grands oiseaux se tenaient debout, immobiles, le bec dans la même direction. Ils faisaient face au vent, afin qu ‘il ne les déstabilise , ni ne retrousse leur plumage.
Je me trouvais à 80 mètres au dessous des cigognes, bouche bée, me sentant minuscule. Les manteaux des saints qui ornaient les flancs de la cathédrale, étaient blanchis par les excréments et leurs épaules servaient de support aux branches des nids qu’elles avaient construits entre leurs têtes. Je restais longtemps, le cou tendu vers le ciel, à contempler la majesté et la dignité des nouvelles gardiennes de la ville dont les silhouettes insolites se détachaient sur le ciel étoilé.
Le matin j’étais réveillée par le claquement de leur bec.
Au retour, la vie mondaine de New York avait complètement disparu de mon horizon mental et je passai tout le trajet à regarder la campagne que je n’avais pas vue à l’aller, habitée par une nouvelle splendeur.
Springtime in South Carolina.
In South Carolina, the light itself bears the promise of Spring. A long time before the bushes that border the houses turn into brightly colored hedges, space is suffused with the richness of a thick, golden fragrant light.
By mid-February, azaleas open the inauguration of the Spring festivities whose magnificence will entirely be displayed only in April. Day by day, the dull green hedges open up into graceful pristine blossoms whose colors rival in shades and creativity. Where nature seemed to have lacked imagination, virginal white, fiery orange, voluptuous carmine and sophisticated purple are lavishly bursting forth. One is all the more amazed by its diversity as nothing, in wintertime, prefigured the achievement of such luxury.
Once the exuberance of the luminescent bushes has spread out throughout the whole town at street level, a vertical dimension blossoms down as a supreme glorification. Streams of mauve wisterias gush down from the tops of dark acacias. The streets are filled with breaths of sweet and gentle fragrance that bespeak of a heavenly life on earth. Light and scent blend surrounding the city dwellers with a gentle golden light. Shacks whose decrepit frames are set on rickety stilts grounded in sand, are revived in the blue silence of Spring. In a vacant lot, a tall, isolated magnolia sends forth a rich flow of perfume from the core of its flowers that create a field of splendor in which the luxuriance of their white petals is enhanced by that of their oval, dark, shiny leaves.
In April, the thin, dark, elegant dogwoods unfold their snow like flowers into fine and delicate lace umbrellas that hover above the asphalt like so many angels rejoicing, bearing the message of the victory of the Resurrection.
In May, the flowers that are already exhausted from their Spring festivities, become saturated with sunshine and are heavy with perfume. Like young maids who had overlooked time at the ball and suddenly dash off the dance floor, they start fading out in disarray. Around the gardens, the hedges turn back to an ordinary green colour with here and there some scattered petals, last confetti left from Carnival festivities. Heat intensifies, Summer settles in the streets. Houses close up and while the light of the day ripens against the brick walls, the city sheds its colours and puts on a new thick luxuriant vegetation.
Le printemps en Caroline du sud
En Caroline du sud, la lumière porte à elle seule, toute la promesse du printemps. Bien avant que les buissons qui entourent les maisons ne se transforment en bordures éclatantes de couleur, onctueuse, dorée et parfumée, la lumière pénètre tout l’espace de sa richesse.
A la mi-février, les azalées commencent l’inauguration de la fête printanière qui attendra juqu’au mois d’avril pour déployer toute sa splendeur. Peu à peu, le vert monotone des fusains s’ouvre en corolles gracieuses et virginales qui rivalisent d’invention pour la nouveauté des teintes. Là où la nature semblait avoir renoncé à son imagination, se révèle une profusion de blanc nivéal, d’orange de feu, de carmin voluptueux et violet sophistiqué dont la variété surprend d’autant plus que rien, pendant l’hiver, n’avait laissé prévoir la préparation de tant de luxe. Une fois que l’allégresse des buissons lumineux a contaminé toute la ville et que la floraison s’est déployée horizontalement, le printemps ajoute la dimension verticale comme suprême bénédiction. Du haut des troncs noirs des acacias, tombent en cascades mauves des ruisseaux de glycines. Des flots de parfums tendres et sucrés se répandent dans les rues, reliant la terre au ciel. Tel un baume enchanteur, la lumière et le parfum se confondent, enveloppant le promeneur d’or et de douceur. Les taudis, dont les pilotis posés à même le sable, semblent à peine soutenir la carcasse branlante, sont transfigurés dans le silence bleu. Dans un terrain vague, un magnolia, vaste et solitaire, répand de chacune de ses fleurs, un bonheur d’effluves qui le lient à son champ de splendeur, l’opulence de leurs pétales étant rehaussée par celle des feuilles ovales, sombres et lustrées.
Au mois d’avril, les cornouillers au tronc noir et élégant, déplissent leurs fleurs blanches en ombrelles fines et délicates, suspendues au bord des rues comme autant d’anges venus annoncer la résurrection du Christ. Au mois de mai, l’air saturé de parfums et de chaleur alourdit les fleurs fatiguées de leurs excès printaniers. Elles s’étiolent en désordre comme des jeunes filles attardées à un bal qui, affolées par l’heure tardive, le quittent précipitamment. Les frondaisons bordant les jardins, reprennent leur vert ordinaire avec comme seul vestige de la fête, les pétales dispersés comme le sont les confetti lorsque le Carnaval est terminé . La chaleur devient plus intense, l’été s’installe dans les rues. Les maisons ferment leurs portes et fenêtres, et pendant que la clarté du jour mûrit contre les murs de brique, la ville perd ses couleurs pour une verdure épaisse et luxuriante.
Une journée à Combray
20 février 2000
Cela faisait plusieurs jours que j’avais l’intention de retourner à Illiers. La première fois que j’y étais allée, il y a à peu près dix ans, je ne l’avais vu que très superficiellement. Cette fois-ci j’avais rendez-vous avec Marcel Proust lui-même. C’était lui qui avait réveillé ma ferveur au cours de l’exposition d’objets lui ayant appartenu, organisée par la Bibliothèque Nationale. Ces reliques offraient peu d’intérêt en dehors de la lecture du texte qui leur avait donné vie, mais la citation que je connaissais si bien et qui avait été la seule source de lumière pendant mes années de souffrance : « La vraie vie, la seule vie, c’est la littérature. » Cette phrase reproduite en caractères immenses sur une banderole suspendue au plafond de la salle d’exposition, cette affirmation réveillait en moi la vocation à laquelle j’avais toujours été fidèle, et que j’avais dû mettre de côté par nécessité lorsque je fus engagée pour enseigner l’anglais juridique. Juxtaposée à la photographie grandeur nature de Proust pris de profil, le torse bombé , les pouces sous ses bretelles, cette phrase était plus qu’un appel, elle était une injonction. Tout ce que j’avais vécu, mes plus grandes épreuves auraient été inutiles, je le savais, si je ne les extrayais du magmas informe des malentendus, pour les polir, les tailler, en faire scintiller toutes les différentes facettes, et les insérer en motifs éclairants sur le fond de la trame qui tissait la toile de ma vie. C’était cela la Littérature. A la sortie de cette exposition j’eus le sentiment d’avoir retrouvé une très grande amitié et je décidai d’aller retrouver Marcel Proust à Illiers-Combray. Plusieurs fois, je choisis le lendemain pour faire ce voyage qui n’était que d’une journée. Chaque fois je le remettais à plus tard. Samedi, durant la nuit du 19 février, un de mes rêves m’y transporta. J’étais à Illiers. Au milieu de la place du village, je me trouvais sous des arbres dont la couronne était tellement touffue et dense qu’ils ne me permettaient pas de voir le ciel, mais ils avaient ceci de particulier, il émanait d’eux une aura, une atmosphère, comme une zone invisible qui agissait si fort dans le sens du bonheur que, tout à fait consciente de devoir ce bienfait à Proust, je le remerciai à haute voix : « Merci M. Proust ». Cette sensation, toujours présente à l’état d’éveil, de se trouver sous une protection intelligente et active, était un tel bonheur que le lendemain je pris le train pour Illiers. C’est ainsi que dès mon arrivée j’allai directement à la petite église allumer un cierge pour communiquer à Marcel Proust la réitération de ma gratitude. L’église dont le plus grand charme était son plafond polychrome, était très froide et je n’y restai que le temps de constater que les vitraux étaient neufs, les originaux ayant été détruits pendant la guerre ; je ne pouvais donc pas retrouver « la trame de leur douce tapisserie de verre » ni le « mouvant et précieux incendie » qu’allumaient les rayons de soleil, lorsque le jeune narrateur assistait à la messe.
J’étais presque seule dans le village et sans savoir dans quelle direction aller je voyais, telle Alice aux pays des Merveilles, les signes surgir devant moi au moment où j’en avais besoin. « Maison du Docteur Hadrien Proust », « Le Pré Catelan », « Maison de Tante Léonie ».
Le portail était ouvert sur un jardin intime aux plates-bandes bien tracées, au fond, une maison, archétype de la maison parentale. Rassurante par la simplicité de la disposition de ses fenêtres, trois au premier étage, deux au rez-de-chaussée, la porte d’entrée au milieu, elle était ce jour là illuminée par un grand soleil. Le long du jardin, du côté droit, la serre qui avait abrité les orangers de l’oncle Octave et les sièges en rotin que Françoise rentrait les jours de pluie. Une frise de céramique colorée encadrait les trois grandes fenêtres leur donnant un air faussement méditerranéen. J’étais ravie de me trouver seule en tête à tête avec celui qui m’avait appris que le sublime existe en toute chose. Je contemplais cette maison aujourd’hui musée, qui avait été témoin des activités d’une famille très aisée, mais dont les détails n’auraient jamais été connus, si parmi eux il n’y avait eu un être d’une sensibilité et d’une intelligence exceptionnelles.
Ayant entrepris ce voyage sous l’effet de mon rêve, je ne savais plus si j’étais dans un autre rêve ou dans un village à vingt kilomètres de Chartres. Je passais d’une zone enchantée à un autre. Sortant de ma contemplation de la maison de Tante Léonie, (« C’est ainsi que pendant longtemps quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux découpé au milieu d’indistinctes ténèbres… »)J’aperçus une lumière à l’intérieur d’un bâtiment adjacent, à gauche du jardin. J’entrai. Une jeune femme m’accueillit chaleureusement, comme si elle s’était attendue à ma visite. De quelle hypostase venait-elle ? Faisait-elle partie de cette réalité intangible de poésie qui imprégnait tout objet dans cet endroit semi-réel ? Pendant qu ‘elle me faisait un café pour me réchauffer, je lui parlais de la nécessité de lire l’œuvre de Proust avec lenteur. « C’est un contemplatif, il faut être disponible pour contempler ses phrases. » Le tour guidé de la maison de Tante Léonie venait de terminer et la personne qui faisait office de guide vint chercher les visiteurs suivants. Je continuai la conversation avec elle et lorsqu’elle entendit que j’avais écrit une thèse sur Proust, elle me fit devenir membre de l’Association des Amis de Proust, m’enjoignit de lui envoyer des articles pour le Bulletin suivant et me fit promettre de revenir au printemps pour participer au pèlerinage des Aubépines qui consistait à refaire la promenade du jeune narrateur en lisant les passages concernant les aubépines devant les vrais buissons d’aubépines. Cette dernière idée me paressait tout à fait incongrue et contraire au sens même de l’œuvre de Proust. Les autorités proustiennes qui viennent du monde entier et qui reprennent la lectrice si elle ne prend pas sa respiration aux bonnes virgules, ne peuvent ignorer ce qui constitue le fondement même de l’art de Proust : une profonde et magistrale étude de la perception. Toute perception est incomplète si on n’en restitue pas sa partie invisible : « Toute impression est double, à demi-engainée dans l’objet, prolongée en nous même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est à dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir… Ainsi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissant inutiles et insatisfaits, comme les célibataires de l’Art ! »
Je ne dis rien, payai la cotisation et promis d’envoyer sinon ma thèse du moins un extrait pour le bulletin suivant. Au cours de la visite, la jeune femme qui servait de guide adressait tous ses commentaires dans ma direction comme si les autres visiteurs ne pouvaient comprendre la langue qu’elle parlait. Je pénétrais dans les pièces avec la douce sensation que c’était Proust en personne qui m’avait invitée chez lui. La cuisine était celle qui était la plus vivante car les objets avaient été actifs entre les mains de Françoise et avaient joué des rôles importants dans les repas de famille. Je voulus prendre une photo de la cafetière mais toute photo était interdite. Le budget de l’Association des Amis de Proust était tellement serré qu’on ne pouvait permettre aux touristes de leur voler les quelques sous qu’ils pourraient dépenser en cartes postales. Car si Marcel Proust est un monument littéraire dont la silhouette est perçue du fin fond de la planète, il est pour le français moyen si insignifiant, que la SNCF avait supprimé le dernier train partant d’Illiers, le jour même où le pèlerinage des aubépines avait eu lieu, sans même en avertir la population locale, ce qui créa un branle-bas sans précédent pour tout un groupe de grands pontes littéraires qui n’avaient ce soir-là aucun moyen de rentrer dans leur hôtel parisien.
Dans la chambre de Tante Léonie on avait gardé sa commode en citronnier et sa table de chevet sur laquelle on avait placé ses livres de messe et sa pepsine. Le couvre-lit dont « l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée » lui avait donné une vie particulière, n’était en réalité qu’un banal édredon. Mais ce qui m’intéressait n’était pas tant de voir les objets physiques parmi lesquels Proust avait vécu , que la distance poétique, la dimension créatrice qui avait fait de ces morceaux de tissus, de ces carrés d’espace et de ces fauteuils mornes et ternes des êtres vivants et volontaires qui avaient eu presque autant d’importance dans la vie du narrateur que les invités qui le privaient le soir de la présence de sa mère. Je me rendais compte que c’était parce que je m’étais bien installée dans l’œuvre pendant des années que je pouvais supporter sans chagrin de voir des meubles petits, ordinaires et même parfois repoussants, comme la commode Napoléon III qui avait appartenu à sa mère , meubler une maison dont la dimension imaginaire échappait à toute forme de quotidien.
Car tout ce que je voyais n’était que matière brute, grossière, non assimilée ; c’était une rencontre de passage, je n’avais aucun lien personnel avec ces pièces où je n’avais rien vécu, tout le « vécu » était emprunté à quelqu’un d’autre. Mais la partie qui appartenait à tous, que tous ces visiteurs anonymes pouvaient partager, était la dimension esthétique que la splendeur de l’écriture avait non pas ajouté aux objets mais dans laquelle l’objet se trouvait enveloppé, unique, incomparable, éternel aussi longtemps qu’il y aurait une sensibilité réceptive à sa description quasi métaphysique.
Il s’agissait donc de vivre cette visite dans la pleine conscience du « liseré spirituel » qui entourait toute chose, « liseré » qui avait accroché mon âme un jour de mes vingt ans, un jour de profonde détresse comme tous ceux où j’essayais comme d’habitude de comprendre pourquoi je me sentais si abandonnée du monde, si coupée des êtres . La réponse me fut donnée instantanément au début du premier volume de A la Recherche alors que le jeune narrateur se posait la même question dans un monde qu’il n’arrivait pas à comprendre, buttant constamment contre la « réalité » des objets dont il ne parvenait pas à percer le mystère :
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. »
Ainsi j’eus le bonheur immense de trouver à la fois la question et la réponse, car à la page suivante, le narrateur ayant vieilli l’espace de quelques lignes, de plusieurs années, donnait la clef du mystère :
La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est à dire que notre âme peut s’assimiler. »
C’est ainsi que j’aurais été condamnée à vivre à moitié morte, une vie morne et incompréhensible, condamnée à rester prisonnière de ce brouillard impénétrable qui est celui du « littéralisme », de cette incapacité qu’ont la plupart des êtres, soit parce qu’ils ne sont pas « artistes » soit parce qu’ils n ‘ont pas le courage de faire le travail nécessaire d’archéologie spirituelle, de percevoir la dimension symbolique en toute chose, dimension qui seule est vivante et résonne d’échos anciens et immémoriaux qui seraient hors de notre portée si ce n’était que nous portions tous en nous notre propre monde mythologique.
Car le travail du déchiffrement du « liseré spirituel » qui devait occuper tout le restant de ma vie, était bien celui qui consistait à déchiffrer l’histoire de sa propre mythologie inscrite en hiéroglyphes à peine visibles entre nous et les êtres, entre nous et les objets. Ce n’est qu’à sa lumière que nous pouvons éclairer les différentes strates de nos rêves, de nos actions, de nos aspirations, tous autant de fils tissés inconsciemment ou consciemment, avec plus ou moins d’habileté et de bonheur, depuis l’origine des temps et dont nous sommes le résultat, l’aboutissement , que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non. C’est ainsi que grâce à Marcel Proust je compris que le secret résidait dans l’essence des choses et que pour la percevoir, il fallait tourner le regard non pas vers la matière inerte et muette mais vers le champ de splendeur dont elle était une émanation. Cette étape n’était autre que le processus de conversion plotinienne.
Telle une procession d’entités sublimes, l’œuvre de Proust se disposa tout naturellement sur les plus hautes hypostases, celles de la contemplation. Car si on ne change pas de route, on peut changer de regard ; c ‘est le regard du contemplatif qui opère la transmutation , regard à la fois détaché, serein et aimant. Toute chose est une « personne ». « Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et nous donne la force d’aimer ? » [4] Marcel Proust m’avait appris le sens de la liberté qui réside dans l’intelligence de la perception, qui consiste à restaurer, à rendre visible l’invisible, à discerner « ce qui transparaît à travers ce qui paraît » en termes soufis.
Nous sommes habités par des émotions, des souvenirs, des rêves anciens parfois archaiques et des pressentiments, toutes ces énergies sont nos compagnes et colorent nos actes, nos pensées, elles imprègnent notre espace que nous croyons vide, elles nous étouffent même parfois ou nous guident selon notre compréhension . Rien de ceci n’est mesurable, quantifiable et la qualité de notre vécu en dépend entièrement. Le génie de Proust a été de rendre ce processus alchimique transparent, actif, reconnaissable et accessible à tout être humain, même plus : nécessaire.
L’heure de la visite était terminée ; je devais prendre le train du retour. Il me restait encore une heure. Je ne savais où aller dans ce village désert et froid à la tombée de la nuit et je me mis en route vers la gare. Au lieu de tourner dans l’avenue qui devait m’y mener, je continuai tout droit sans savoir pourquoi et à ce moment là surgit une apparition : une femme au visage ouvert éclairé par un regard bleu, coiffée d’un béret posé de biais qui faisait ressortir son expression volontaire. Elle était d’une élégance confortable. Malgré ses mèches de cheveux blancs elle avait un air juvénile et toute sa personne paraissait jeune de par la curiosité qui émanait d’elle. « Vous vous trompez de rue, vous ne croyez pas ? » me dit-elle. « Non, mon train est à sept heures et je cherche un café ouvert, » je lui répondis comprenant qu ‘elle savait que j’étais une proustienne venue pour la journée.
Je suis Tante Léonie ! me lança-t-elle comme un défi .
Tante Léonie ? » Elle ne se doutait pas à quel point sa présentation mi-moqueuse mi-sérieuse contribuait à prolonger la magie de cette journée. Je la regardais essayant de déterminer à quel niveau de réalité elle appartenait . Quel était son statut ontologique ? Etait-elle purement intentionnelle ou simplement excentrique ? Ou bien faisait-elle partie de cet univers-rêve dans lequel Proust m’avait plongée depuis qu’il avait dispensé sur moi les vibrations bienheureuses de ses arbres-œuvres ? Ainsi au moment même où je pensais devoir retourner à la réalité ordinaire de ma solitude d’étrangère dans un village de province et où je commençais à ressentir d’autant plus le froid que je venais d’un espace protégé de tout climat extérieur, je voyais apparaître devant moi une femme mystérieuse, qui était bien réelle mais qui n’en paraissait pas moins être la concrétisation instantanée de Tante Léonie si ce n’était qu’elle avait l ‘air en parfaite santé. Continuant de marcher avec moi, elle m’expliqua qu’elle avait joué le rôle de Tante Léonie quelques années auparavant, pour une chaîne de télévision. Les touristes continuaient leur visite pendant qu’elle, de son lit, cherchait à savoir ce que les Goupil faisaient dans leur maison en face, comme le faisait Tante Léonie de son vivant. Elle essaya même de manger la madeleine, placée en permanence sur sa table de nuit, ne s ‘étant pas rendu compte qu’elle était en porcelaine. Je m’interrogeais sur le mécanisme qui avait fait basculer cette journée de dimanche 20 février dans un « merveilleux » dont je n’arrivais pas à trouver l’origine. J’étais en train de parler à une femme que je ne connaissais pas comme si elle m’avait attendue au détour d’une page de A la Recherche pour un rendez-vous que ni l’une ni l’autre n’avions prévu. Nous étions seules dans la rue et au moment où je me demandais où nous allions, elle sortit une clef de sa poche et me dit : « Je vous emmène chez moi, mais je vous préviens, il y a beaucoup de désordre. » Elle semblait hésiter à me faire entrer de crainte de me choquer. J’aurais voulu lui expliquer que cela faisait des mois que j’essayais de trier mes papiers afin qu’ils quittent le sol où ils avaient été jetés temporairement il y a un an et que j’avais revu mon sofa dernièrement simplement parce que j’avais décidé d’en laver la couverture de coton. En temps ordinaire il disparaissait complètement sous les aquarelles, courriers, journaux et feuilles de toutes sortes. Sa maison était une grande bâtisse, fin du dix neuvième, séparée de la rue par une large cour dont une partie était en chantier. Les travaux qu’elle avait commandés avaient été interrompus par l’ouvrier suite à un désaccord entre eux. Assise dans son bureau au milieu d’un désordre que même moi n’aurais jamais pu imaginer, car non seulement le sofa disparaissait sous les journaux qui semblaient s’y être accumulés depuis le début du siècle mais la pièce elle-même en était jonchée, j’essayais à la fois d’obtenir des informations sur la famille Proust et sur elle. J’appris à ma grande stupéfaction que le nom Proust se prononçait « Prou », les gens du pays ne prononçant ni le s ni le t. Ces deux lettres furent prononcées pour les besoins de l’Association des Amis de Proust, lorsque l’adjectif « proustien » commença à être en usage, « proutien » n’étant pas tolérable à l’audition. « Tante Léonie » dont je n’avais pas eu le temps d’apprendre le vrai nom avait donc gardé l’habitude de l’appeler Marcel Prou(st). Ma nouvelle compagne m’accompagna jusqu’à la gare. Elle ne sortait presque jamais d’illiers mais quand elle en partait, elle allait au Pôle Nord en Terre Sainte ou en Martinique. Quand la portière du train se referma, je me demandai si elle n’allait pas marquer la frontière entre cette dimension merveilleuse qui m’avait enveloppée tout au long de cette journée et ma vie ordinaire qui allait reprendre comme avant mon rêve.